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ALEP

Résumé : Alors que la guerre en Syrie fait rage et que l’issue de la bataille d’Alep n’est pas claire, Le Chroniqueur relate sa visite de la ville de ses ancêtres, en novembre 2010.
 

Alep représente la ville mythique de notre enfance, celle dont on nous parlait comme étant le berceau de la diaspora de notre petit monde syro-libanais, celle que nos grands-parents avaient un jour quittée pour s’épanouir ailleurs. C’est ici que leur rêve est né et que leur errance a pris forme. C’est cette ville qu’ils avaient tendrement enfouie dans leurs bagages. C’est d’ici qu’ils ont puisé leurs souvenirs et leur culture. C’est de cette ville qu’ils nous parlaient quand ils évoquaient leur passé, sans regrets ni remords, sans désir non plus d’y retourner un jour. Quand ils voulaient bien nous en parler… et si par hasard ils en parlaient, c’était comme s’ils se remémoraient un songe aux contours flous dont ils semblaient craindre d’oublier quelque détail. Sans doute qu’ils avaient quitté cette ville pour des raisons diverses, par la force des armes ou les ravages de la faim. Ils ont refait ou poursuivi leur vie ailleurs, animés par le désir d’assurer à leur famille des lendemains meilleurs, prospères et en sécurité.

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Aujourd’hui, nous parcourons ces ruelles étroites aux pavés mal ajustés que surplombent des balcons de bois aux persiennes ouvragées. Nous, qui effleurons les pierres ancestrales de ces murs borgnes et hauts. Si ces murs pouvaient parler, sans doute qu’ils nous révéleraient ces secrets que nos familles ont voulu nous taire et nous cacher trop longtemps. Ils nous chuchoteraient à l’oreille les raisons véritables qui ont poussés nos ancêtres à quitter le charme moyenâgeux de cette ville.

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Alep, c’est la capitale culinaire du Levant. Nos références en matière de goût viennent d’ici. La richesse et la variété des saveurs, ce dosage spécial et unique des épices, ce savant mélange du salé et du sucré, avec ce soupçon acidulé propre à la griotte et à la pomme grenade ; tout cela a été tendrement mijoté ici comme nulle part ailleurs. La profusion des douceurs et des sucreries, fourrées de pistaches, d’amandes et de noix, rehaussées de sirops aux parfums d’eau de rose et de fleurs d’oranger, c’est encore d’ici qu’elles proviennent. Et que dire des « fouets d’Alep » ? Ces « karrabiges Halab » sont de petits dés de pâte fourrés de pistaches et recouverts d’une crème onctueuse blanche comme neige, le « natef », qui couronnent les repas des Fêtes. Visiter Alep, c’est un pèlerinage aux sources de notre gastronomie, une joie gustative anticipée qui ne déçoit jamais. C’est le retour vers des saveurs oubliées, mais gravées dans notre mémoire. C’est le bonheur des papilles.

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Des ruelles étroites, creusées entre deux murs qui apportent un peu de fraîcheur, c’est le vieux quartier d’Alep. Ces murs aveugles de plus de trois mètres sont troués de petites portes de bois lourdes et cloutées, de véritables merveilles. Derrière ces portes, on découvre des résidences du 16e siècle, construites autour d’une cour intérieure plantée de cédratiers et d’orangers et où gazouille une fraîche fontaine. Sur le côté nord se trouve le « liwan », le salon d’été surélevé, au toit en coupole de bois travaillé à la nacre. En face, de l’autre côté de la fontaine, s’ouvre le salon d’hiver, la « qua’da », aux murs souvent lambrissés de bois sombre et richement travaillé. Sur cette cour intérieure débouchent également les salles communes. Deux volées d’escaliers mènent aux étages supérieurs, généralement deux, où se trouvent les chambres à coucher. Ces immenses maisons repliées sur elles-mêmes pouvaient renfermer des trésors, mais discrétion, modestie et pudeur exigeaient de ne pas les étaler à la vue des passants. Elles pouvaient abriter des clans de quarante ou cinquante personnes, y compris la domesticité. Elles n’avaient pas de chauffage ni d’eau courante. Le hammam du quartier servait aux ablutions quotidiennes. Dans les années 40, ces maisons ont perdu leur attrait et les familles bourgeoises ont graduellement quitté le quartier pour une banlieue plus moderne. Ces petits palais sont lentement tombés dans l’oubli, squattés par de nouveaux arrivants des campagnes avec leurs animaux.

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Depuis une vingtaine d’années, sur l’instigation d’un gynécologue arménien amoureux de vieilles pierres, la rénovation du vieil Alep a commencé. Cela a débuté par l’installation d’un restaurant haut de gamme au sein d’une de ces anciennes résidences familiales. Devant le succès inespéré de cette aventure, des investisseurs, flairant la bonne affaire, ont par la suite converti des demeures ancestrales en hôtels de charme et en restaurants offrant les fameuses spécialités gastronomiques locales. Ensuite, les boutiquiers et les marchands d’objets de luxe ont suivi. La Municipalité n’avait plus qu’à fixer des règles de conservation et de mise en valeur de ce patrimoine mondial.

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C’est avec un nœud dans la gorge que nous avons traversé le vieux Alep. Comment ne pas être ému devant ces maisons qui portent encore les noms de nos ancêtres et ne pas jeter un regard sur le chemin parcouru depuis quelques générations ? Surtout, comment ne pas avoir une pensée admirative pour ces hommes, qui un jour se sont levés, avec femmes et enfants et ont décidé, de gré ou de force, d’aller vivre ailleurs, abandonnant leur maison et leurs biens. « Comme un vol de gerfauts… » Ils se sont envolés vers des cieux plus sécuritaires et plus cléments. Comme ces oiseaux, ils avaient le regard suffisamment perçant pour déceler la petite ombre menaçante dans un paysage pourtant serein. Ils ont eu ce courage incroyable, cette audace de s’envoler plutôt que de sombrer sous une nuée de corbeaux.

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Alep est une ville qui a inspiré des légendes. Par son histoire qui remonte à la nuit des temps, par sa civilisation métissée, par sa diversité culturelle, religieuse et gastronomique, Alep occupe une place privilégiée dans notre inconscient moyen-oriental. Ses racines sont profondes et vivaces et pourtant, tout cela semble fragile et risque de disparaître un jour !

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Aujourd’hui, le vieux quartier d’Alep est cerné par une autre ville, fébrile comme une fourmilière, grouillante, bruyante et sale. Dès que vous mettez les pieds hors de cette enclave de calme, de propreté et d’histoire, vous tombez brutalement dans une réalité qui est tout autre. Un bazar a envahi les trottoirs, vous forçant à marcher au milieu d’une circulation dense et tonitruante. Les marchands ambulants crient leurs prix à toute volée et déclament leurs boniments à tue-tête. Les vêtements offerts dans la rue ou dans les magasins sont de couleur criarde, d’un style kitsch et de qualité douteuse. La lingerie féminine est d’un érotisme bon marché, faite de voiles aux couleurs miroitantes, de plumes d’oiseaux improbables et de strass scintillant. Cette dentelle multicolore peut sembler incongrue, alors que les femmes sont strictement voilées. La foule est composée majoritairement de femmes toutes de noir vêtues, souvent au visage couvert. Elles tirent une ribambelle d’enfants qui pleurent, se chamaillent ou dorment. Dans cette pagaille la plus totale, on a vite le vertige et le souffle coupé. Comment peut-on passer du recueillement des vieilles pierres et des maisons historiques à un tel vacarme et un tel mauvais goût ?

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Ce qui frappe avant tout à Alep, hors du vieux quartier, c’est la saleté et l’état de délabrement des édifices du centre-ville. C’est une ville qui a grandi par vagues successives, partant du vieux centre pour s’éloigner progressivement vers des banlieues bourgeoises. D’un quartier à l’autre, l’architecture change et l’on passe du style Art-Déco à celui des années cinquante, plus rond et aéré. Plus loin, on retrouve le style des dernières années, monotone et rectiligne. La banlieue récente est constituée de villas gigantesques ; de véritables palais de pierre et de marbre, collées les unes aux autres, entourées de murs et de portes grillagées. Quelques rares arbres viennent jeter un peu d’ombre sur ces résidences cossues. Le contraste est assez impressionnant avec le reste de la ville, qui présente un visage de grande pauvreté. Les immeubles sont noirs de suie, arborant des cordées de linge accrochées aux fenêtres, au milieu d’un voile ocre de pollution. Les rues sont des poubelles publiques. Il y a bien quelques panneaux publicitaires qui invitent la population à un peu de civisme, mais malheureusement, il n’y a pas un seul panier à ordure dans les rues d’Alep. Par contre, au pied de la fameuse citadelle et aux portes de l’immense bazar, de grands efforts de rénovation ont été entrepris, comprenant de belles aires piétonnes impeccables et des hôtels cinq-étoiles.

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La citadelle, dans un état de conservation remarquable, domine la ville d’Alep. À ses pieds, le souk d’Alep, sans doute l’un des plus vieux et des plus grands du Moyen-Orient, avec plus d’une centaine de caravansérails. Certains remontent au 7e siècle et sont de véritables joyaux d’architecture. Mais quelle déception ! Nous avons été forcés de déguerpir, poussés par une foule dense et des odeurs nauséabondes.

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Pour essayer de comprendre ce qui s’est passé à Alep et comment cette fleur de raffinement risque aujourd’hui de disparaître, sans doute faut-il considérer la démographie. Au fur et à mesure que la classe riche et commerçante a diminué ou s’est à tout le moins stabilisée, des groupes venant des campagnes sont apparus et la composition sociale de la ville en a été bouleversée. Au fil des années, le poids démographique du prolétariat a pris de l’ampleur. Alep semble s’écrouler sous l’effet d’un taux de natalité qui est l’un des plus élevés au monde.

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Il est intéressant de noter qu’ici, comme partout en Syrie, il ne semble pas y avoir d’opposition, de tensions ou d’escarmouches entre communautés religieuses, comme cela arrive de plus en plus fréquemment dans d’autres pays arabes. Il existe une réelle tolérance réciproque et les religions se côtoient dans le calme et le respect. Il faut espérer que cela durera. Cependant, un doute à cet égard est possible, car l’intégrisme religieux risque de changer la donne. Il suffirait de quelques fous de Dieu pour mettre le feu aux poudres et le brasier serait alors fatal. Ceux qui risqueraient le plus lors d’une telle éventualité seraient les Arméniens qui constituent, par leur nombre et leur proximité communautaire, un premier rempart contre un tel danger.

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Si au contraire, la tolérance et le respect intercommunautaire l’emportent sur l’obscurantisme ambiant, Alep pourrait effectivement devenir un modèle social inspirant auquel il faudrait rendre hommage.

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À part quelques vestiges d’une histoire glorieuse, Alep n’est plus que l’ombre d’un vague souvenir légendaire, un tas d’ordures sur lequel poussent encore quelques roses. Mais même ces roses risquent de se flétrir un jour…

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