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BEL CANTO

Résumé : Une compétition oppose les deux grands maîtres du Bel Canto, Donizetti et Bellini, avec Rossini comme arbitre. Lequel des deux l’emportera ? La correspondance d’une célèbre cantatrice lève enfin le voile sur cet épisode qui passionna le Tout-Paris en 1835.

 

Paris, le 17 janvier 1835

 

Cara Bea,

 

Cela fait plusieurs semaines que je n’ai pas eu de tes nouvelles et je suis fort inquiète ! Tu ne m’écris plus, tu ne demandes pas de moi. Tu me boudes, par hasard ? Ma chère amie, si tu savais combien tu me manques ! Surtout ces jours-ci. Pourquoi, tu me demandes ? Eh bien, parce que j’aurai voulu que tu sois près de moi alors que le Tout-Paris est à mes pieds…

 

Depuis le début de la saison, en septembre, je suis au sommet du succès ! Je cours de l’Opéra-Bouffe au Théâtre des Italiens et je chante et je chante... et je suis épuisée ! Mes engagements se suivent à un rythme effréné, mais la récompense est que le public m’applaudit ! Et il n’arrête pas d’applaudir depuis trois mois. Un critique m’a surnommée « Le pinson du Piedmont » ! N’est-ce pas merveilleux ? C’est bien mieux que ce sobriquet de « Cygne de Catane » dont on a affublé la Fumaroti  ou ce « Rossignol Milanais » dont on a coiffé une certaine Bianca Castafiore qui sort je ne sais trop d’où.

 

On me lance des roses rouges par douzaines, mes préférées, et ma loge en déborde. Mon succès a fait la fortune des fleuristes de Paris. Tout ce que la société parisienne a de plus élégant et de plus raffiné vient m’applaudir. Même le roi Louis-Philippe et son affreuse épouse, Louise-Amélie, sont sortis de chez eux comme des bourgeois, le soir, ce qui est assez exceptionnel, pour venir apprécier mes talents. Ils m’ont invitée pour le thé la semaine prochaine !

 

Voilà donc pourquoi tu me manques terriblement, carissima Bea.

 

Mais il faut que je te raconte ce qui se passe ici. Comme tu le sais, l’opéra italien domine la scène et cela depuis que mon cher Rossini vient à Paris y passer des mois entiers. Il a composé tellement d’opéras dans ses jeunes années et le public lui demeure toujours fidèle. Ici, à Paris, il n’y en a que pour lui bien que l’on accorde aussi une petite place à Bellini et à Donizetti. Avec Rossini, ces deux-là forment un tiercé que j’adore, et ils me le rendent si bien ! Même si mon Gio (c’est comme ça que j’appelle mon Rossini chéri) a cessé de composer depuis quelque temps, il est toujours présent et rien ne se fait sans lui. Il donne son avis et ses conseils sur toutes les productions. Bref, il est écouté et respecté par le milieu et la critique. Vinnie (mon cher Bellini), lui, est un poulain fringant qui galope à belle allure. Il possède ce don unique de ciseler un air que tout le monde fredonnera. Rappelle-toi l’air de « Come per me sereno » dans La Sonnambula que j’ai créée récemment… j’avais eu droit à huit rappels !

 

Quant à Gaetano (mais moi je l’appelle Tino dans notre intimité), c’est le grand seigneur, toujours affable, bien qu’un peu timide et réservé. C’est un ami sincère au regard si profond ; on dirait qu’il réfléchit tout le temps. Il fredonne constamment et il est sans cesse en train de noter un son, un air qu’il trouvera moyen d’inclure dans son prochain opéra.

 

Eh bien ! Cara mia, il faut que je te dise que Vinnie et Tino me font la cour et de la façon la plus pressante et la plus assidue. Voilà bientôt quatre ans qu’ils rôdent autour de moi, m’adulent et me harcèlent de leurs mots tendres et de leurs gestes câlins. Mais là, ils se rapprochent, ils insistent, ils ne me lâchent plus ! Tous les deux veulent que je tienne le rôle principal de leur prochain opéra ! Comme si je pouvais être sur toutes les scènes à la fois ! Autant que je le peux, je tergiverse, je retarde et j’hésite… mais il y a une limite ! Même si c’est un peu grâce à eux que j’ai tellement de succès, je dois bien le reconnaître, il m’est difficile d’être partout en même temps. La tentation est forte, cependant, car ils composent de la si belle musique ! Tous les trois, car j’inclus aussi Gio, ont composé des arias pour moi et moi toute seule : Lucia, Norma, Amina, Rosina, Elvira… ah ! Qu’ils sont beaux, ces rôles écrits spécialement pour moi ! D’ailleurs, mes compositeurs chéris n’arrêtent pas de me dire que je suis leur muse, leur égérie, leur inspiratrice et que sais-je encore…

 

Il suffit que je dise un mot, comme ça, au hasard d’une conversation, pour qu’aussitôt ils le prennent en note en s’exclamant : « Ah ! Voilà qui me donne une idée… ». Si je fredonne un petit air, mine de rien, en prenant un café par exemple, il risque de se retrouver le mois suivant dans un de leurs opéras et toute la ville reprendra ces notes lancées à tout venant.

 

Tiens, voici un autre exemple. Il y a trois ans, Tino était dans ma loge alors que je me maquillais avant de monter sur scène. Je chantais ce soir-là le rôle d’Anna dans Anna Bolena, qu’il avait composé deux ans plus tôt. En me mettant un peu de noir sur la paupière, voilà que la poudre a irrité mon œil. Une petite larme a coulé sur ma joue. Tino a sursauté : «  Ma cosa questa ? perché piangi ? ». J’ai souri devant tant de sollicitude : «  Ma niente, Tino caro, io non piango. Questa è une furtiva lagrima… ». Et le voilà qui sort crayon et papier de sa poche et note fébrilement : « Oh ! ma chè bello…una furtiva lagrima…manifico ! ». Quelque temps plus tard, je retrouve mon petit mot chanté sur un bel air par Genero, le célèbre ténor, dans L’Elisir d’amore… N’est-ce pas amusant ? Tout ce que je dis, tout ce que je chantonne inspire ces messieurs ! Alors, je dois faire très attention, car, comme muse, j’ai des responsabilités envers eux et envers mon public !

 

Vinnie et Tino me courtisent et me divertissent. Mais je ne leur ai rien accordé. Pas encore ! Alors, ils vivent d’espoir… ils palpitent et frétillent, ils se pâment pour moi comme deux adolescents. Ils cognent à ma porte à toute heure du jour et parfois même de la nuit. Ils me dévorent des yeux, me comblent de cadeaux et de gâteries. À tel point que j’en suis épuisée, cara mia ! Mais que faire ? Moi aussi, je les aime bien : ils sont charmants, enjoués, coquins et tellement pleins d’esprit ! Vinnie et Tino m’implorent chacun de son côté et insistent pour que je cède à leurs avances. Ils ont entrepris le siège de mon appartement et je suis comme prisonnière chez moi. Je ne peux plus sortir sans trouver l’un ou l’autre faisant les cent pas sur le palier. Mais je peux t’assurer que je reste inflexible, bien que cela me coûte un effort énorme. Vois-tu, je crains qu’en leur accordant quelque faveur, ils perdent du coup le génie que je leur inspire. Cela me désespère. Que faire, cara mia ? Si tu étais ici, avec moi, je suis sûre que tu pourrais m’aider… je suis si seule dans cette grande ville ! Sans toi, Paris est une ville déserte.

 

Le plus difficile dans toute cette aventure, cara Bea, c’est que je dois faire très attention ; il ne faudrait pas que l’un sache que l’autre me courtise et qu’il me dise des mots doux. Voilà mon beau dilemme ! Je ne peux tout de même pas dire oui à l’un, car cela voudrait dire non à l’autre. J’aimerais tant les avoir tous les deux, et Gio en plus ! Pas au même moment bien sûr, mais ensemble, quoi ! Pour moi qui chante leurs opéras, ce serait en quelque sorte ma façon de les remercier, de reconnaître leur talent respectif. Surtout, ça les encouragerait à composer encore et encore d’autres airs toujours aussi beaux et qui font courir Paris.

 

Pour me consoler et sortir de ce terrible dilemme, je me cache dans les bras de Gio. Je lui dois bien cela, car il est indéniablement le Maître ! Les deux autres sont encore dans la fougue de la jeunesse. Je leur préfère la maturité et l’expérience de mon Gio. Il m’a conquise il y a déjà quelque temps et je lui réserve le meilleur de moi-même. C’est mon amant préféré, à nul autre pareil. Un vrai gourmand qui mord dans la vie à belle dent ! Mais c’est aussi un fin gourmet ! Quand il me prend dans ses bras, il me masse et me pétrit avec force et délicatesse à la fois, comme un vrai pâtissier. Et quand il me parle d’amour, il me parle aussi de ses plats préférés ! Il mélange les mots doux et me susurre que je suis son petit jambon, sa tourterelle aux morilles, son osso buco milanais, sa pâte d’amande. Il m’a même chuchoté l’autre jour : « Tu es ma bécasse… ». Mais là, je l’ai fait taire !

 

Ah ! ce Gio ! C’est un homme extraordinaire, sensible et si plein d’attentions. Quelle chaleur ! Quelle énergie ! Quelle imagination ! Et un sens de l’humour ! Pas plus tard que la semaine dernière, nous avons passé deux jours enfermés chez moi. Je laisse le reste à ton imagination, cara mia… En vrai musicien qu’il est, Gio n’a pas cessé de chantonner l’air de l’ouverture de Guillaume Tell tout en faisant l’amour ! J’en avais les larmes aux yeux à force de rire. Imagine un peu : entendre cet air de galop mélodieux et militaire chanté, que dis-je, hurlé par Gio lui-même ! Chaque mouvement était accentué par cette cadence folle et triomphante… Et Gio qui n’arrêtait pas ! Ah ! Quelle cavale !

 

Bien sûr, comme tu le sais, mes trois compositeurs sont mariés et fort dévoués à leurs épouses. Mais ces dames sont à Bergame, à Naples ou Dieu sait où, et mon Ludovico, lui, est en tournée à travers l’Europe. Nous sommes donc seuls, abandonnés dans cette grande ville où toute personne saine a un amant ou une maîtresse. Et parfois les deux, perché no ?

 

Il y a quelques jours, je faisais remarquer à Gio que le public parisien adore les opéras de Vinnie et de Tino et qu’il les a élevés sur le plus haut piédestal. Et j’ajoutais : « Ils sont tellement doués tous les deux ! Pourquoi ne pas organiser une sorte de concours pour les départager et couronner le meilleur ? Par exemple, on pourrait leur demander de composer un opéra qu’un jury neutre évaluerait. Le compositeur retenu remporterait une palme d’or ». « Voilà une superbe idée, Alba chérie ! » s’écrie Gio, et sans même me dire Ciao, il prend son manteau et son chapeau et court retrouver ses amis au Café de la Paix. Deux semaines plus tard, le défi est lancé sous forme de concours. Voilà bientôt trois mois que le Tout-Paris attend avec impatience les œuvres de mes deux amoureux ! La prochaine saison s’annonce exceptionnelle.

 

Entretemps, Vinnie et Tino viennent me voir pour me parler de cette compétition. Séparément, bien sûr. Ils prétendent que c’est un concours amical, mais je sens bien que chacun nourrit l’espoir de gagner et d’être reconnu comme le maître incontesté du bel canto. Tino semble plus détaché, alors que Vinnie, lui, veut l’emporter à tout prix. Il a trouvé un sujet qui le passionne pour le moment. Il m’a raconté une sombre histoire qui se passe en Angleterre durant le temps de Cromwell. Il s’agit de deux amoureux issus de clans opposés, les Stuart et les Puritains. Mais je ne connais pas l’intrigue et encore moins la fin. Il ne veut rien me dire de précis, mais il note tout ce que je dis, même si je parle de choses peu importantes comme le climat ou les mondanités de la vie parisienne.

 

Tino, lui, désinvolte comme à son habitude, vient également me rendre visite. Il demande mon avis sur telle ou telle mélodie ou sur le choix des interprètes. Il insiste pour que je sois de la distribution. Mais j’ai mis le holà : je ne voudrais pas que ma prestation influence le jury d’aucune façon. Je lui ai dit que je considérerais la possibilité à la condition que le rôle soit limité au dernier acte. Je lui ai même lancé le défi de composer un opéra pour voix d’hommes seulement. Il a trouvé l’idée « géniale » et il travaille actuellement là-dessus.

 

En coulisse, Gio les conseille et les aide tous les deux. Il le fait en sourdine, à l’insu du jury. Si cela se savait, cela compromettrait le concours et la réputation de mon Gio. Son geste si généreux se retournerait alors contre lui. Il sait bien qu’en aidant mes deux amoureux, il me fait plaisir. Il est tout en douceur et en subtilité, mon Gio !

 

En janvier, la vie parisienne est trépidante ; les opéras se succèdent, les bals et les soirées aussi. Je me couche à trois heures du matin et je me réveille dans l’après-midi. Je suis épuisée, mais je ne voudrais être nulle part au monde qu’ici ! Je te le dis, cara mia, Paris est une fête… ma chè dico : Pariggi è un ballo in maschera ! (voilà qui pourrait être un joli titre d’opéra !)

 

Ton amie sincère à qui tu manques énormément,

 

Alba Magnani

 

 

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Paris, le 21 septembre 1835

 

Bea cara mia,

 

L’été a succédé au printemps et tu n’es pas venue me voir à Paris, vilaine ! Je t’ai attendue tous ces longs mois avec impatience. J’ai été, bien sûr, accaparée par la saison dernière et les répétitions pour celle qui s’annonce. Malgré cela, tu me manques et je ne pense qu’à toi.

 

 Vinnie et Tino n’ont pas cessé de tourner autour de moi tous les jours de l’été comme des abeilles qui butinent autour d’une rose parfumée. Mais mes nuits étaient consacrées à Gio. Je m’arrange pour les voir tous les trois séparément et nous jouons au chat et à la souris, ce qui est assez compliqué, je peux te l’assurer.

 

Gio, lui, trouve ce petit jeu plein de piquant et voudrait même écrire un opéra sur ce sujet ; une sorte de bouffa où les protagonistes se courent après sous divers déguisements, avec en finale, une apothéose qui ferait appel au fantastique. À vrai dire, il est devenu un peu paresseux… même au lit ! Il ne pense qu’à manger. Il parade chez moi et lance des boutades à l’égard des deux « bambini », comme il les appelle.

 

Il y a quelques semaines, Vinnie est venu me voir très déprimé. Son dernier opéra Maria Stuarda, qu’il a basé sur le conflit entre Marie Stuart et la reine Élizabeth, lui donnait beaucoup de soucis. D’une part, la censure et le Teatro San Carlo le pressaient pour faire des modifications profondes. D’autre part, les deux sopranos retenues pour les rôles principaux se haïssent cordialement. Vinnie lui-même l’a reconnu quand il m’a avoué : « J’aurai dû suivre ton conseil et ne jamais confier deux rôles si importants à ces deux sopranos. Nous courons à l’échec ! ».

 

Cet opéra a donc été monté ici, à Paris, loin des intrigues de la scène napolitaine et a pris l’affiche il y a quelques jours. Tout au long des répétitions, Vinnie était anxieux, convaincu que la tension entre les sopranos allait nuire à son œuvre. Le public, toujours à l’affût d’histoires juteuses, avait eu vent de la situation et avant même le soir de première, deux critiques avaient fait des remarques peu élogieuses à propos de l’opéra. Il fallait absolument renverser la vapeur et Vinnie cherchait désespérément un moyen de mousser l’intérêt du public grâce à une quelconque campagne publicitaire. J’ai donc décidé de lui donner un petit coup de pouce en sourdine et à son insu.

 

Je connais bien ces deux sopranos. Pina de Bergis et Anna del Sere, celle-là même que le public a surnommée le Cygne de Catane, sans doute à cause de son cou de girafe. Je me suis arrangée pour les voir séparément l’une au bal de la Comtesse de Rouville, l’autre dans sa loge au Théâtre des Italiens. À chacune, je laissais sous-entendre, sous le couvert du secret professionnel le plus strict qui nous lie, nous les cantatrices, que sa collègue faisait circuler des rumeurs à son sujet, sur sa voix, sa corpulence, son manque de classe. Je sentais bien que je touchais une corde sensible et je distillais mon nectar sur un ton badin et désinvolte, comme il se doit lors de conversations mondaines. Je voyais bien la jalousie les prendre lentement à la gorge et les jours ont passé.

 

À la première, devant une salle au trois quarts vide, lors de la grande scène du duo au second acte, alors que les deux personnages s’affrontent verbalement sur une mélodie exquise, ces deux sottes ont joint le geste à la parole et se sont lancées l’une contre l’autre, en hurlant devant un public sidéré ! Elles se sont crêpé le chignon et griffé le visage, arraché leurs bijoux, piétiné leurs robes ! Sur scène ! Le public, surpris au début, pensait que cela faisait partie du spectacle et on pouvait entendre ici et là des exclamations et des cris d’approbation. Le chef d’orchestre, ne sachant trop que faire, a accéléré le rythme, menant toute la scène sur un tempo de bataille épique. Le rideau est finalement tombé sur un tonnerre d’applaudissements, de bravi, de vivats et de hourras qui fusaient du parterre au poulailler. Le troisième acte fut un échec au plan technique et artistique, mais personne ne s’en est rendu compte. Le public, conquis, avait déjà décidé du succès de cet opéra.

 

Inutile de te dire que le lendemain, tout le monde ne parlait que de Maria Stuarda et de la prestation des deux sopranos. Certaines gazettes parlaient de scandale, ayant bien perçu la zizanie entre nos deux cantatrices, mais dans tous les salons de Paris il n’y avait pas d’autre sujet de conversation. Chacun avait une opinion, souvent fort favorable à l’opéra, même s’il n’y avait pas assisté. Mais cela est déjà du passé. Depuis ce fameux soir, le Tout-Paris se retrouve au Théâtre des Italiens et on se dispute pour se procurer un billet à n’importe quel prix. On parle déjà de prolongation. Le succès de cet opéra est maintenant assuré et Vinnie n’a plus à s’en inquiéter. Que veux-tu ? Dans la vie, il faut savoir actionner les bons leviers pour faire avancer la machine…

 

D’ailleurs, Vinnie soupçonne bien mon rôle dans toute cette affaire et pas plus tard qu’hier, à la fin de sa visite quotidienne, il m’a longuement regardé de ses yeux pénétrants et m’a chuchoté, en faisant référence à la dispute de nos deux cantatrices : « Tu trouves ça amusant, peut-être. C’est toi seule ma muse qui m’amuse ! ». Oh ! Qu’ils furent tendres ses adieux…

 

Quant au concours, je sens bien que nos deux amis vivent des moments difficiles et que la tension monte entre eux. Tout le monde attend avec impatience le mois de novembre, alors que les deux opéras seront mis en scène successivement au Théâtre des Italiens.

J’ose espérer que tu viendras, cara mia, et que tu assisteras à ce qui s’annonce déjà comme une saison inédite et inégalée.

 

Ton amie fidèle,

 

Alba M.

 

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Paris, le 5 janvier 1836

 

Mia cara Beatrice,

 

Je t’ai attendu ces longs mois et tu n’es pas venue, malgré ta promesse, cattiva ! Dis-moi, au moins, que tu n’es pas fâchée, que je ne t’ai pas froissée de quelque façon, sans le savoir. Toi seule peux me faire apprécier ce grand Paris, si triste sans toi. Pourtant, ce ne sont pas les divertissements qui manquent ici. J’aurais tant voulu les partager avec toi, Béa chérie.

 

De tous ces divertissements que Paris nous offre, le plus important, et de loin, a été ce fameux concours entre Bellini et Donizetti. Il a constitué le clou de la saison et restera gravé dans toutes les mémoires. Ce fut, sans nul doute, un mois de novembre éblouissant. Laisse-moi te raconter…

 

Dès septembre, la tension entre Vinnie et Tino n’a pas cessé de monter ; ces deux-là venaient chez moi pour se détendre un peu et me faire la cour. Je ne les avais jamais vus dans cet état de nervosité ; ils trépignaient comme une fiancée la veille de ses noces. Ils ne tenaient plus en place à mesure que la date de la représentation approchait. Ils couraient de-ci, de-là, se mêlaient de tous les détails, lançant ordres et contre-ordres, bousculant tant la maquilleuse que le chef d’orchestre. Ils mettaient leur nez partout sans jamais rien régler, telle la mouche du coche. Ils demandaient sans cesse mon avis, s’inquiétant de tout et de rien, essayant de prévoir actions et réactions. Ils m’ont tout simplement épuisée. Je les prenais alors dans mes bras et les berçais comme de petits enfants. Parfois même, Vinnie sanglotait… mais enfin, ils repartaient calmés, confiants et rassurés.

 

Pour me remonter le moral, souvent à plat après ces visites, je filais chez Gio qui me consolait grâce à sa délicieuse cuisine et ses histoires drôles. Il passait ensuite le reste de la soirée à me démontrer concrètement pourquoi son surnom de Divin Maître était si justifié. Mais je m’égare… revenons à ce fameux concours.

Vinnie a présenté en novembre, un opéra au titre sibyllin de I Puritani, que je lui avais suggéré. Une histoire sombre et romantique à souhait, sur fond de rivalité entre royalistes et puritains. Le succès a été immédiat, le public conquis et la critique fort élogieuse. Sauf, bien sûr, M. Berlioz qui a lancé à haute voix lors de l’entracte : « Je ne suis pas attiré par ces vocalises italiennes ! ». Et Môssieur prétend être compositeur !

 

Pour ton information, cara Bea, sache que l’air « Vieni fra queste braccia » au troisième acte, ce duo d’amour entre Elivira et Arturo, est de mon inspiration, au dire même du compositeur. En effet, lors d’une de ses visites, Vinnie était dans un état d’agitation intense. Il était dans une impasse et figeait devant sa feuille blanche. Je l’ai attiré vers moi en lui disant sur un ton badin et en chantonnant, : « Ma vieni qui, vieni fra queste braccia… ». Crois-le ou non, il a sursauté à cette phrase et ses sanglots ont fait place à un large sourire. Il a pris quelques notes rapidement sur une feuille et s’est précipité hors de chez moi. Le lendemain, il est revenu me voir, rayonnant : « Alba chérie, tu es merveilleuse ! Ce que tu m’as dit hier était si poétique et si mélodieux ! Toute la nuit, j’ai composé autour de cette petite phrase l’un de mes plus beaux airs ! ». Effectivement, Bea, cet air est sur toutes les lèvres de Paris tant il est léger et beau.

 

Quand Tino a eu vent du succès de Vinnie, il a haussé les épaules et a lancé avec un beau sourire : « Je suis heureux pour lui ». Mais on sentait bien chez lui une profonde angoisse. Le lendemain, c’était son tour.

 

Malheureusement, son opéra, Mario Falliano, malgré tous les applaudissements et les bis, n’a pas remporté le même degré d’engouement. Il comporte quelques belles trouvailles, mais il est trop en avance sur son temps. Le public parisien est très sévère et exige du bel canto encore et encore. Il refuse toute innovation et tout écart aux canons actuels de la musique. Moi, je savais d’emblée que l’opéra avait un côté trop sombre et que son romantisme exacerbé ne plairait pas à tout le monde. En plus, c’est un opéra pour voix d’hommes… comme je te l’avais mentionné, j’avais moi-même suggéré cela à Vinnie il y a quelques mois ! Il a relevé ce défi lancé en boutade. Ma Dio mio ! Que c’est lourd et suffocant ! Rien que des basses et des ténors ! La soprano n’apparaît qu’au troisième acte. Pour sauver la mise, j’ai proposé spontanément à Vinnie de m’accorder la faveur de ce rôle. Entre nous, cara mia, c’est un peu grâce à ma voix qu’il a remporté le succès qu’il a eu, et seulement grâce à ma voix !

 

Au point où nous en sommes, je ne pouvais pas laisser Vinnie en plan. J’ai donc organisé une petite « cabale » grâce à mes amis influents, dont Gio, pour faire mousser la popularité de cet opéra. Sinon, que veux-tu ? Il serait voué à l’oubli ! Mes efforts n’ont pas été vains. Dès la troisième représentation, il faisait salle comble et le public lui était favorable. Tant et si bien que le jury du concours n’a pas eu grand choix et a dû courber l’échine devant l’engouement populaire. Le temps des délibérations venu, il se trouvait devant une situation fort embarrassante. Même si I Puritani est de loin meilleur, les deux opéras jouissent de la faveur de Paris. Pour aider le jury à résoudre cette impasse, j’ai suggéré à Gio de nommer les deux opéras gagnants du concours ! Rien dans les règlements n’empêchait cette pirouette. Quelques jours plus tard, la veille de Noël, le roi Louis-Philippe a accordé à mes deux amis la Légion d’honneur, en reconnaissance de leurs contributions aux Arts ! N’est-ce pas merveilleux ? Les voilà tous les deux gagnants et chevaliers en plus !

 

Pour les féliciter, j’ai organisé pour le 31 décembre, un petit souper intime auquel j’avais convié Vinnie, Tino et, bien sûr, Gio. Rares étaient les occasions où tous les trois se retrouvaient réunis chez moi. Nous avons donc ouvert quelques bonnes bouteilles de vin de Champagne accompagnées de bouchées pour nous mettre en appétit. J’ai levé le verre pour saluer nos lauréats et c’est à ce moment que Tino a lancé à Vinnie cette belle phrase : « Je savais que tu étais mon professeur ! ». Bien qu’il fût son cadet de quatre ans, ce commentaire a eu l’effet de nous faire rire et de détendre l’atmosphère.

 

J’avais donné congé à mon cuisinier et préparé moi-même de belles tranches de filets de bœuf, vieillies à point. Je comptais les faire griller dans le foyer de la salle à manger afin de les servir plus facilement. Mais Gio, comme toujours quand il s’agit de nourriture, a pris en charge les grands orgues et s’en est occupé. Alors qu’il s’apprêtait à servir, une idée soudaine me passe par la tête : « Aspeta, Gio amore ! J’ai des truffes et des escalopes de foie gras qui restent du souper d’hier. Que dirais-tu si on les ajoutait ? ». Il ne m’a pas répondu, mais son immense sourire disait tout son plaisir anticipé et il a ajouté : « Bon, ça va ! Je te laisse faire et je ne me mêlerai de rien. Fais-moi la surprise. Je ne veux pas voir ce que tu vas faire et pour te le prouver, je te tourne le dos ! ».

 

Rapidement, je fais revenir les escalopes et les truffes et je les dispose sur la viande, elle-même bien assise sur une tranche de pain doré, le tout nappé du fond déglacé au madère. Triomphante, je dispose ces belles assiettes devant mes convives. Gio est ravi et annonce après sa première bouchée : « C’est divin ! Alba, tu as des mains de fées ! Ce plat restera dans les annales comme ta création la plus achevée ».

 

Malheureusement, Bea chérie, je dois t’avouer ma profonde déception. Gio est allé manger, il y a quelques jours, à La Maison Dorée avec son ami Carême et a demandé au chef de lui préparer un filet de bœuf à ma façon. Il a raconté comment j’avais eu cette idée d’ajouter foie gras et truffes et de déglacer le tout au madère. Il a même dit qu’il m’avait tourné le dos pendant que je cuisinais. Carême se serait alors écrié : « Eh bien, mon vieux ! C’est merveilleux ! Voilà le tournedos Rossini ! ». En quelques jours, cette histoire a fait le tour de la ville et tous les bons restaurants ont mis le Tournedos Rossini à leur menu. Gio n’a rien fait pour reconnaître ma contribution et corriger l’appellation de ce nouveau plat. J’en suis sincèrement fâchée et déçue. Je crois bien que je ne veux plus le voir ! Je ne pense pas que Vinnie ou Tino auraient été pas capables d’une telle muflerie.

Adieu, cara Bea, ton amie qui est fort triste et qui t’attend avec impatience pour la consoler,

 

Alba

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