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Il ÉTAIT OU IL N'ÉTAIT PAS...

Le conteur fit une pause, question de donner à l’assistance le temps de se préparer à cette invitation par laquelle débutent tous les contes au Moyen-Orient. Une formule sibylline qui ouvre la porte au mystère, peut-être à la curiosité de départager le réel du songe. L’histoire qui sera bientôt narrée a-t-elle eu vraiment lieu ou bien est-elle le fruit de l’imagination du conteur? Est-elle ou n’est-elle pas…Écoutez bien!

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Assis en tailleur sur l’estrade qui domine le café, il fit le tour de la salle de son regard scrutateur et après ce long examen, comme pour faire durer le suspense, il prit sa canne d’osier de ses deux mains tordues et frappa d’un coup sec la petite table devant lui. Quelques personnes qui somnolaient au fond de la salle sortirent soudain de leur torpeur et tirèrent nerveusement sur leur narguilé.

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« Avant de débuter, je voudrais vous rapporter une histoire qui s’est passée il y a quelques centaines d’années. C’est Mohamad el-Nefzaoui lui-même qui raconte qu’un jour, alors qu’il se promenait avec le Bey de Tunis dans les jardins du palais, leur conversation aborda les différentes façons de présenter des excuses. Le célèbre poète affirma au Bey que dans certaines occasions l’excuse peut être pire que l’affront qu’elle devrait réparer. « Mais voyons, lui répond le Bey, cela est impossible! Je n’ai jamais entendu une telle sottise! Je te mets au défi de me démontrer une pareille inanité ». Nefzaoui accepta le défi. Alors qu’ils montaient les escaliers pour rentrer au palais, le poète pinça les fesses du Bey. Celui-ci sursauta et furieux, lança à Nefzaoui : « Comment oses-tu? Je te ferai trancher la gorge, fils de chien! », et Nefzaoui, d’un air contrit, de répondre : « Excusez-moi, Votre Éminence, je pensais que c’était votre épouse! ». Le Bey de Tunis, devant cette excuse pire que l’insulte commise, ne put retenir un grand éclat de rire : « Sacré Nefzaoui! Tu mérites cent maravédis d’or! ».

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Le conteur acheva son anecdote par un autre grand coup de canne sur la table, à force de ses bras infirmes.

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Toute l’assistance éclata de rire, même si cette histoire était connue depuis des lustres. Au café El-Bidawi situé dans le bazar du Khan-Khalil au Vieux-Caire, les habitués entendaient souvent des histoires qui s’échelonnaient sur plusieurs cycles, interrompues par les mêmes anecdotes et mots, tantôt drôles tantôt pleins de sagesse, que le conteur distillait depuis des années. Les hommes présents se retrouvaient le soir pour fumer leur narguilé après une journée de labeur et se divertir d’histoires anciennes.

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Les conteurs des cafés du Caire, de Damas, de Bagdad ou d’Alger constituaient une confrérie respectée du peuple : ils étaient vénérés pour leur mémoire, leur style et surtout pour leur art de perpétuer cette forme ancienne de divertissement oral. Au café El-Bidawi ce soir, c’est Mohamad qui vient d’achever le deuxième cycle de l’histoire de Baïbars. Voilà bientôt huit mois qu’il raconte à raison de deux heures par soir, les aventures et tribulations de ce sultan mamelouk qui réussit le double exploit d’arrêter l’invasion mongole et d’enlever aux Croisés leurs principales places fortes.

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Mohamad est paraplégique, né difforme et abandonné dans une poubelle par une mère désespérée de ce cadeau pourri du ciel. Doté d’une mémoire fabuleuse, il avait passé son enfance et sa jeunesse se nourrissant de détritus des étals du marché et glanant ici et là les histoires qui devaient plus tard le rendre célèbre. Il avait le don de retenir les détails des sagas les plus compliquées et de les restituer de façon parfaite, sans anicroches aucunes, avec une musique et un rythme qui firent sa gloire. Aujourd’hui, âgé d’une cinquantaine d’années, il règne en maître absolu au café El-Bidawi et les clients viennent de partout pour l’écouter raconter des histoires.

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Il était né avec un torse nain d’où émanaient de minuscules jambes rachitiques qui se terminaient par des pieds aux orteils recroquevillés. Ses bras trop courts lui permettaient à peine de se gratter le bout du nez. Il portait sur ses maigres épaules une tête énorme et hideuse. Son handicap rendait ses déplacements difficiles et longtemps il avait roulé sur une planchette juste assez large pour s’y poser. Munie de quatre petites roues, Mohamad pouvait ainsi circuler à toute vitesse dans les rues étroites du bazar en criant à toute volée « Vos jambes! Vos jambes! ».

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Tout le petit peuple du Khan-Khalil le connaissait. Mohamad avait le don de répandre la bonne humeur autour de lui. Faisant contre mauvaise fortune un caractère joyeux, Mohamad n’avait pas son pareil pour faire des compliments et lancer à tout venant des sentences et des dictons. Un jour, alors qu’il était dans la vingtaine, le propriétaire du café El-Bidawi eut pitié de ce malheureux qui sillonnait les passages du bazar tout en semant la joie et lui fit la proposition de divertir la clientèle contre trois repas et les pourboires qu’il pouvait ramasser.

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Depuis plus de vingt-cinq ans maintenant, Mohamad vit dans ce café célèbre. Petit-à-petit, il avait ajouté à son répertoire d’anecdotes et de réparties improvisées, des contes et des histoires qu’il avait entendus jadis dans sa jeunesse. Sa célébrité se répandit rapidement : on venait de tout Le Caire pour l’écouter. Les gens passaient outre son handicap et sa mine affreuse pour l’écouter raconter les Mille et une nuits, les poèmes d’Ahmad Chawqi, les exploits de Haroun el-Rashid, les grandes connaissances d’Ibn-Sina en médecine, connu en Occident sous le nom d’Avicenne ou les amours impossibles de Antar et Abla. Parfois il se risquait à donner des conseils sur l’art de séduire ou de faire l’amour tels que décrits par El-Nefzawi dans Le jardin parfumé, au grand bonheur des hommes présents.

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Quelques semaines après avoir débuté son métier de conteur public, Mohamad avait remarqué la présence d’un grand colosse au teint basané qui se tenait modestement à la porte du café. Il était assis en tailleur et tressait des paniers en éclisses de palmier ou rempaillait des fonds de chaises. Il était aveugle et gagnait sa vie de ses doigts habiles. Rapidement, ils nouèrent une amitié profonde malgré leur caractère bien différent. Alors que Mohamad était exubérant et joyeux, Samir, l’aveugle, était taciturne et timide. Le premier n’hésitait pas à aborder des inconnus avec un grand sourire avenant découvrant une mâchoire édentée. Le second répondait rarement à ceux qui voulaient acheter un panier d’osier, se contentant d’un grognement et d’un hochement de tête. Samir vivait dans le quartier du Mouski tout proche, on le surnommait Samir le Copte.

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Mohamad et Samir, tous deux handicapés et miséreux, étaient séparés par une barrière invisible et pourtant bien réelle. L’un était musulman alors que l’autre était chrétien. Mohamad faisait ses cinq prières par jour tourné vers La Mecque, alors que Samir, lui, invoquait Jésus, la Vierge Marie et Mar Guirguis. À l’époque, au Caire comme dans plusieurs pays du Moyen-Orient, les distinctions religieuses étaient tenaces et infranchissables. Chacun vivait dans son enclos, tolérant le voisin et respectant ses rites et ses prières allant même jusqu’à célébrer les grandes fêtes religieuses ensemble. Mais gare à qui enfreignait ce code implicite du vivre-ensemble avant la lettre!

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Cette amitié entre les deux mendiants débuta le jour où Samir proposa au paraplégique de le porter sur son dos pour le ramener chez lui à travers les venelles du bazar. « Tu pourras m’indiquer le chemin. Tu seras mes yeux et je serai tes jambes » avait grommelé Samir sur un ton qui n’accepterait pas de refus.

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Et bientôt, dans les rues du Khan-Khalil et des quartiers environnants, nos deux compères devinrent célèbres. Lorsqu’ils passaient dans les rues du bazar, Mohamad, criait à tue-tête « Les jambes! Les jambes! Écartez-vous! Laissez passer deux handicapés! ». Et son rire tonitruant se répercutait dans tout Khan-Khalil. Souvent, il interpellait les boutiquiers ou les passantes qu’il connaissait avec des taquineries et des jeux de mots. Son humour populaire mettait de l’animation et de la gaité dans la rue. Samir, lui, se contentait de grogner comme un ours, avançant dans une démarche lourde et assurée. Ils étaient inséparables, soudés par l’amitié bien que brisés par le malheur.

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Samir confectionna un grand panier dans lequel se logeait Mohamad matin et soir. Ils allaient ainsi, le géant noir portant un panier duquel émergeait la grosse tête du nain. Quelques mois s’étaient écoulés et les voilà qu’ils emménageaient ensemble dans un taudis situé non loin de la Harat el-Yahoud, la ruelle-des-juifs, à la limite du Khan-Khalil. Ils partageaient une misérable chambre située au premier étage d’une construction bancale de briques. Ils disposaient d’une petite terrasse où ils passaient le plus clair de leur temps, dormant parfois à la belle étoile les nuits de grande chaleur. Esther-la-juive, comme on la nommait dans la rue, leur apportait un repas chaud à l’occasion, des fèves, du pain et un oignon. Parfois, elle passait le balai et lavait leur linge. Esther était une âme charitable qui s’apitoyait à la vue de ces deux malheureux. Dans ces bas-fonds du Caire, Mohamad le musulman, Samir le copte et Esther la juive, formaient un trio uni par l’affection qu’ils se portaient mutuellement, partageant amicalement le pain et le sel quotidien.

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Ainsi passèrent les mois et les années. Mohamad et Samir devinrent célèbres dans tout le Caire pour leur entraide amicale. On les citait comme exemple de l’harmonie qui devrait régner entre les hommes. Les mères les pointaient du doigt à leurs enfants : « Tu vois, voici deux amis qui sont peut-être différents, mais qui s’aiment et s’entraident ». Dans les mosquées et les églises avoisinantes, ils devinrent bientôt un sujet de sermon. « Tous les hommes sont égaux, tous les hommes sont frères. Ce qui nous divise bien souvent c’est notre égoïsme d’êtres humains. Notre Dieu nous demande amour et tolérance l’un envers l’autre ».

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Les années passèrent laissant leur marque sur nos deux handicapés. Le pas de Samir devenait plus lourd, moins assuré. Il devait s’arrêter souvent pour reprendre son souffle. Mohamad, lui, perdait parfois le fil de l’histoire qu’il racontait, son rire n’était plus aussi fort, ses réparties moins aiguisées. Était-ce l’usure du temps, leur handicap congénital ou le choléra qui sévissait cette année-là? Le fait est que Mohamad tomba malade et en quelques jours son état s’aggrava considérablement. Le propriétaire du café lui faisait porter des repas chauds et Esther alla même chercher un médecin qu’elle paya de ses propres économies. Rien n’y fit, Mohamad glissa rapidement dans une torpeur agitée et mourut au bout de trois jours.

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Dès l’enterrement de Mohamad, Samir s’enferma dans sa chambre et ne voulut plus en sortir. On entendait ses pleurs et ses grognements toute la nuit et tout le jour, interrompus par des prières à la Vierge et Mar Guirguis. Parfois, il lançait des cris de rage et de désespoir, de longues plaintes contre le ciel et ses injustices. Et puis soudain, c’était un silence lourd de menace et de crainte. Esther se précipitait pour coller son oreille à la porte, voulant s’assurer que Samir n’avait pas commis l’irréparable. Et ce n’est que lorsqu’elle percevait sa respiration haletante qu’elle rebroussait chemin sans faire de bruit.

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La perte de son ami avait profondément bouleversé Samir. Il ne comprenait plus le sens de sa vie et se laissa aller. La tristesse et sa mauvaise constitution eurent raison de lui. Deux mois plus tard, Samir mourut de chagrin, le cœur brisé d’une amitié perdue. Esther le trouva étendu sur son grabat, imbibé de ses pleurs.

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Est-ce une légende ou une histoire vraie? « Il était ou il n’était pas… » ? Une formule sibylline qui ouvre la porte au mystère et peut-être à la curiosité de départager le réel du songe.

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Et pourtant, c’est l’histoire racontée encore de nos jours par quelques vieillards qui se souviennent de ces jours heureux où régnait l’amitié de Mohamad le musulman et de Samir le copte, accompagnés d’Esther la juive. C’était l’âge d’or du Moyen-Orient quand la tolérance, l’indulgence et le respect faisaient sa gloire, où chaque croyant se savait différent tout en étant pareil à son voisin.

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Note : Cette nouvelle est basée sur une histoire véridique qui se serait passée vers la fin du XIX siècle à Damas. Une photo de l’époque montre Mohamad juché sur le dos de Samir, vrais noms des protagonistes. À part le nom des deux handicapés, tout le reste est le fruit de l’imagination de l’auteur.


 

Guy Djandji

Juin 2021

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