
LA BABOUCHKA EN ZIBELINE
Lors d’un récent séjour à Moscou, j’étais entré chez un antiquaire situé sur Ulitsa Bolshoya, non loin de la Fondation Kultury Yekaterina. La vitrine de « Vechnaya Rossiya » était encombrée d’icônes, d’argenteries, de vaisselles de porcelaine et d’un
bric-à-brac couvert de poussière. Dans une vieille armoire, un livre avait attiré mon attention : le seul livre français sur un rayon ne comprenant que de vieux ouvrages russes. « Biographie des célébrités militaires » d’un certain Charles Mullié, une édition de 1832, dont un chapitre portait sur Mikhail Koutouzov, le vainqueur de Napoléon. Je l’avais acheté sur l’impulsion du moment et l’avais oublié. Quelques semaines plus tard, rentré chez moi, je feuilletais ce livre quand une enveloppe jaunie par le temps tomba sur mes genoux. Dedans, cinq feuilles de papier de soie rose, une sorte de pelures d’oignon, portant une écriture fine, posée, à l’encre bleue délavée, presqu’illisible. En essayant de déchiffrer le texte, je me rendis compte qu’il était en français et marqué de ratures et de nombreuses corrections. C’était sans doute le brouillon d’une lettre datée du 12 juillet 1927.
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​Intrigué, il me fallut un certain temps pour recopier la missive et en comprendre le sens. La lecture en fut difficile car je me rendis vite compte que l’écriture, loin d’être altérée par les années, était en fait légère et délicate, comme si la plume avait frôlé légèrement le papier pour ne laisser qu’une marque bleue presque transparente.

Serguei Chtchoukine
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Tout laisse croire qu’elle est adressée à Ekaterina, comtesse de Keller, née Chtchoukine, fille de Serguei Chtchoukine, richissime marchand russe qui a amassé l’une des premières et des plus importantes collections de peinture modernes. Elle est signée Varvara Koreneva, sans doute une parente éloignée de Lydia Grigorievna Koreneva, épouse de Serguei.
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Je retranscris cette lettre intégralement et laisse le lecteur juger de son contenu.
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« Ma tante chérie,
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Voilà bientôt deux ans que je n’ai pas eu de vos nouvelles et j’espère que votre installation à Dresde s’est bien déroulée. La rumeur circule que vous avez peut-être rejoint votre père en Suisse ou à Paris. J’ose espérer que toute votre famille se porte bien et qu’elle est en santé et à l’abri des troubles et des vicissitudes de la vie. Ici cependant, les incertitudes et les malheurs sont nombreux. Mais je ne voudrais pas vous importuner avec des jérémiades creuses et inutiles. Pour l’essentiel, je me porte bien et notre travail également, bien qu’il faille se battre quotidiennement pour maintenir un peu d’ordre dans notre collection.
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Je me permets de dire notre collection, car elle est aussi un peu mienne cette collection, grâce à votre initiation soutenue et aussi aux efforts que je consacre à la maintenir, tant bien que mal. Il m’est difficile de ne pas souligner ici votre contribution à mon éducation et la générosité de votre père, Serguei Chtchoukine. Votre famille m’a prise en charge dès le décès de ma mère et au-delà des liens familiaux lointains qui unissaient nos familles, vous m’avez toujours entourée de tendresse et de sollicitude : vous m’avez ouvert des horizons insoupçonnés pour une jeune fille de ma condition. Je vous dois tout ce que je suis aujourd’hui.
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Du plus loin que je me souvienne, vous m’avez adoptée comme une sœur, vous m’avez éduquée comme votre fille et vous êtes devenue ma meilleure amie. Que de souvenirs traversent mon esprit ce soir!
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​Nous avons toutes les deux aidé votre père, mon oncle Serguei, alors qu’il montait sa collection de tableaux et nous avons parcouru avec lui les galeries de Paris pour en acheter plusieurs, témoins uniques de l’art moderne en pleine évolution. Vous rappelez-vous du tout premier tableau qu’il avait acheté? Je m’en souviens comme si c’était hier…Juin 1898. « Avenue de l’opéra » une toile signée Camille Pissarro, acquise chez Bernheim-Jeune.

Avenue de l’Opéra de Camille Pissarro
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Quelques mois plus tard, mon oncle achetait « Les rochers de Belle-Île » : c’était le premier Monet de sa collection! Vous rappelez-vous notre étonnement devant ces œuvres? Étonnées et totalement envoutées…Elles étaient tellement différentes de celles que l’on voyait à l’époque et pourtant c’était il y a à peine vingt-cinq ans!

Rochers de Belle-Île de Claude Monet
Votre père avait un œil pour déceler les peintres de talent. Bien sûr, il se laissait conseiller par les galeristes mais il pouvait, à l’occasion, hésiter et tergiverser. Il avait même acquis des tableaux de Matisse à condition de pouvoir les retourner au bout de quelques mois s’ils ne cadraient pas dans son palais. Son goût s’est perfectionné au fil des ans et il n’avait pas peur de prendre des risques qui ont souvent choqué la bonne société de Moscou, habituée à un art plus classique, plus académique.
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À ces souvenirs heureux se mêlent d’autres tragiques qui ont déchiré notre famille. La disparition de votre cher frère Serguei, une nuit de novembre 1905, suivie quelques mois plus tard par la mort prématurée de votre mère adorée Lydia. Nous étions bouleversés et votre père avait traversé cette période enfermé dans un mutisme effrayant. Ce n’est qu’en octobre 1907, qu’il était sorti de son bureau, furieux et criant à qui voulait bien l’entendre qu’il allait « se plaindre à Dieu! ». Trois semaines plus tard nous partions pour l’Égypte!
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​Vous souvenez-vous de cette expédition qu’il organisa pour se rendre au Monastère Ste-Catherine dans le Sinaï? Une caravane de quarante chameaux et une troupe de cinquante personnes « pour aller se plaindre à Dieu »! Nous étions, vous et moi, les deux seules femmes de l’expédition qui a duré quelques semaines. Durant ce séjour dans le désert, mon oncle passait ses journées en méditation et en discussion avec Père Athanase, un grand érudit et fin connaisseur d’art et d’icônes. En quittant le monastère votre père était un autre homme, comme transfiguré par une révélation divine. Vous m’aviez d’ailleurs fait remarquer son regard illuminé et sa bienveillance retrouvée.
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Monastère de Ste-Catherine – Désert du Sinaï
Sur la route du retour, nous nous sommes arrêtés à Paris où nous avons rencontré Gertrude Stein, une héritière américaine, ainsi que son frère dont je ne me souviens plus du nom. Ils s’intéressaient aussi à l’art moderne et nous avaient présenté un certain Picasso. Je me souviens encore de ses yeux vifs. Mon oncle acheta son premier tableau de ce peintre « La femme à l’éventail », à la Galerie Sagot. Par la suite, il en acheta une cinquantaine! Il fallait du courage et de la prescience pour oser soutenir ce génie au regard de feu.
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Femme à l’éventail de Picasso
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Comment ne pas se souvenir de la visite d’Henri Matisse à Moscou? C’était en 1911 et votre père voulait montrer au peintre comment il avait exposé les deux tableaux qu’il lui avait commandés, « La danse » et « La musique », dans l’escalier du palais. Matisse était enchanté du résultat et en quittant il m’avait lancé un regard chaleureux et dit : « Vous avez les yeux aux couleurs du ciel de Normandie ».
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​Que ces années ont été riches de rencontres avec ces artistes qui défiaient les traditions! Aujourd’hui, ici à Moscou, on parle de révolution et de victoire du peuple. Mais la véritable révolution ce sont eux, ces artistes de génie, qui l’ont faite, en prenant des risques considérables et en bouleversant l’ordre des choses. Peut-être que se sont eux qui ont initié, à leur façon, à la révolution qui afflige encore notre pays. En leur temps, ils ont secoué les colonnes du temple de la culture…

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La danse d’Henri Matisse
La Musique d’Henri Matisse
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Depuis votre départ en 1922, chère tante Ekaterina, la situation se détériore, pour la société et pour notre collection, en particulier. Vous aviez su maintenir le bateau à flot, suite au décret de Lénine de 1908 de nationaliser les biens de votre père. À l’époque, votre refus de quitter notre pays pour protéger la collection et votre nomination pour en être la conservatrice à ce moment crucial, ont été doublement bénéfiques. Nous avons pu ainsi maintenir l’inventaire de toutes ces œuvres : 49 Picasso, 37 Matisse, 16 Gauguin, 15 Derain, 13 Monet, 4 Van Gogh, 3 Renoir, sans compter les Degas, Cézanne, Toulouse-Lautrec, Forain, Maurice Denis et tous les autres. Mais votre départ nous a laissés orphelins et sans défense face aux dérives idéologiques et politiques qui sont devenues monnaie courante.
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Si j’ai refusé de vous suivre en exil, malgré vos supplications, c’est que je ne me vois pas vivre séparée de tous ces chefs-d’œuvre. Je passe mes jours à nettoyer et astiquer les planchers des salons du palais où sont exposés les tableaux. Avec mon plumeau, je caresse soigneusement les toiles et je m’assure de la disposition des lieux, respectant ainsi la volonté de votre père. La nuit est le moment que je préfère. Je déambule dans les galeries désertes, un candélabre à la main. Les toiles s’animent, les couleurs chantent, les personnages me parlent : je pénètre alors dans un monde magique…
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Depuis qu’il avait ouvert son palais au public tous les dimanches en 1908, votre père tenait à ce que tout soit impeccable. Il avait un si grand respect de sa collection et du public. Je l’entends encore dire que toutes ces œuvres qu’il avait accumulées étaient ultimement destinées au peuple russe. Mais pouvait-il seulement soupçonner qu’elles lui seraient confisquées et qu’il demeurerait inconnu de ce même public?
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Le palais Troubetzkoy, le palais de votre père, porte aujourd’hui le nom de «Musée de la nouvelle peinture occidentale No.1 ». Il y a deux ans, j’en ai été nommée une des gardiennes. J’ai cependant le privilège de pouvoir y résider. Je dors sur un matelas sous l’escalier de service, je dispose d’un réchaud au bois que j’utilise dans la petite cour attenante aux anciennes cuisines. Il ne me reste plus que deux robes de grosse laine, une paire de godasses, un épais foulard que je me suis tricoté. En hiver, j’enfile le vieux manteau de zibeline que vous m’aviez laissé. Il est usé et rapiécé mais je le porte quand je vais pelleter la neige les nuits de tempête. C’est d’ailleurs ce qui me vaut le surnom de babouchka en zibeline que mes collègues de travail m’ont attribué, mais je prends cela avec humour car plus rien ne me touche. Au fond, que m’importe les révolutions?
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Peut-être sont-elles le résultat d’abus et d’injustices. Mais qui peut nous assurer que ces révolutionnaires ne causeront pas aussi à leur tour des abus et des injustices? Après tout, l’ambition n’est qu’une forme tolérée de barbarie.
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La vie m’a offert de nombreux cadeaux dont je suis reconnaissante. D’abord, une famille qui m’a accueillie et éduquée et qui m’a fait connaître une vie de privilégiée. Mais surtout, grâce à vous, ma famille, j’ai pu être initiée à l’art. Que m’importe l’argent et les privilèges? J’ai fait le choix délibéré de rester ici, proche de la plus belle collection d’œuvres d’art au monde. Passer mes journées à arpenter ces salons somptueux où sont assemblées ces œuvres du génie humain est, pour moi, la plus belle récompense, sans cesse renouvelée.
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Le Musée est ouvert au public, comme lieu d’initiation à la culture occidentale. Les quelques rares visiteurs qui osent franchir les portes sont éblouis par tant de couleurs, de créativité et de courage. Parfois, je m’approche d’eux et demande s’ils ont des questions. Je leur parle des peintres que j’ai connus, Picasso, Matisse, Monet et tant d’autres. Je leur décris Paris, Berlin et même le Mont-Sinaï! Je leur parle de la passion pour l’art qui habitait votre père, de sa capacité à déceler un chef-d’œuvre, de se laisser guider par son intuition et son cœur, son courage et sa foi en l’avenir et surtout sa conviction que l’art peut transformer le monde.
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S’il y a une chose que j’ai apprise de Sergei Chtchoukine c’est que l’argent n’est rien et que l’art est tout. Il a consacré une bonne part de sa fortune à l’acquisition d’œuvres d’art, non par ambition de gain et de spéculation mercantile sur tel ou tel peintre mais parce que l’art ouvre la voie à l’humanité, à l’union entre les personnes qui apprécient la même beauté. L’art nous fait grandir et nous transforme.
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Comment abandonner cette collection et lui tourner le dos? Je comprends vos motivations : vous avez une famille dont il est important de s’en occuper. Mais moi, mes enfants, ce sont ces tableaux. Je les ai mis au monde avec vous et grâce à vous. Je serai leur gardienne et leur protectrice. Je les montrerai à quelques initiés et si parmi eux un seul sort émerveillé et grandi de cette rencontre ma vie n’aura pas été vaine.
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Loin de me sentir prisonnière de la révolution, je crois que l’art m’a donné une sorte de liberté dans laquelle je m’épanouis. L’art est le dernier rempart contre la bêtise et la violence.
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Pensez à votre amie qui ne vous oublie pas et qui vous sera éternellement reconnaissante,
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​Votre fidèle Varvara Koreneva »
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