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LA BICYCLETTE ROUGE

Résumé : La bicyclette rouge de l’oncle Antoine cache un mystère qu’elle n’est pas prête à révéler malgré les tentatives de l’auteur.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Première partie

 

« Vous avez toujours voulu connaître l’histoire de ma fameuse bicyclette rouge. Hé, bien ! Je crois qu’après cet excellent repas, il est temps que je vous la raconte. »

 

Le silence se fit rapidement : mon oncle Antoine allait enfin nous raconter l’histoire de sa bicyclette. Il avait toujours refusé de nous en divulguer le moindre détail et cela ne faisait qu’augmenter le mystère. À chaque fois que l’on y faisait allusion, il trouvait moyen de détourner la conversation, gentiment, mais fermement. Il y a de cela quelques années, mon cousin Robert avait bien essayé, de lui tirer les vers du nez en usant de cet humour gras dont il émaillait toutes nos réunions familiales. Rien n’y fit et si mes souvenirs sont bons, cela provoqua une brouille qui dura deux ans.

 

Mon oncle Antoine était mon préféré de la nombreuse fratrie paternelle. Célibataire, il passait le plus clair de son temps à visiter la famille, semant la joie et la bonne humeur. Grand de taille et corpulent, il parlait haut et riait fort, taquinant autant les adultes que les jeunes. Tous mes cousins et moi étions en admiration devant cet homme hors du commun.

 

L’été, nous avions l’habitude d’aller passer une dizaine de jours chez mon oncle à sa maison de Cape Cod. Depuis qu’il avait pris sa retraite, il s’était fait construire une grande maison non loin de la mer qui servait de point de ralliement à notre nombreuse famille. Lors de nos réunions, mon oncle ne tarissait pas d’anecdotes et d’histoires drôles. Mais il pouvait aussi être très sérieux et nous raconter des récits étranges et mystérieux.

 

L’étrange histoire de sa bicyclette rouge faisait partie de ceux-ci et elle occupait une place spéciale dans nos conversations familiales. Mon oncle l’abordait parfois, mais sa voix tremblotait et il changeait alors rapidement de sujet, sans explication. On y faisait allusion à voix basse entre nous et nos parents nous mettaient en garde lors de chaque visite, juste avant de sortir de l’auto : « Surtout, pas un mot sur la bicyclette rouge ! Compris ? »

 

Ce jour-là, toute la famille était réunie à la maison de Cape Cod. Nous étions attablés sous les arbres, autour de coquillages et de crustacés. Le repas avait été arrosé de quelques bouteilles de vin et autant les adultes que les enfants étaient de bonne humeur. Dès que mon oncle Antoine avait parlé de sa bicyclette, nous avions tous dressé l’oreille, et d’un même mouvement, rapproché nos chaises.

 

Mon oncle avait créé son petit effet. Il s’était assuré de l’attention de tous et maintenant il prenait son temps ; il faisait durer le plaisir, comme il disait. En fait, il risquait d’agacer sa sœur Geneviève, qui déjà lançait à voix basse : « Raconte, raconte ! ».

 

« Quelqu’un veut boire quelque chose ?  Lança mon oncle sur un ton malicieux. »

 

« Mais non ! Raconte ! insista Geneviève. »

 

« Bon, voilà ! Vous vous souvenez tous que dans les années '80, nous venions souvent ici à Cape Cod. C’était avant que je ne construise la maison. Nous avions découvert ses magnifiques plages et cette atmosphère Nouvelle-Angleterre si particulière. Tu te rappelles, Robert, la première maison que tu avais louée ? Une bicoque qui puait, mais si proche de la mer… »

 

« Bon, ça va, Antoine ! ne put s’empêcher de lancer mon père. Alors, ton histoire de bicyclette, tu la racontes ? Sinon, je m’en vais faire ma sieste ! »

 

« J’y arrive, j’y arrive… Puisque vous insistez, je vais vous donner la version abrégée. C’était en 1992, non, '93. Oui, '93… c’était l’année de la fameuse canicule. Le thermomètre n’était pas tombé à moins de 34 degrés Celsius le jour. Un vrai four ! Heureusement qu’à la plage, il y avait une petite brise. Cette année-là, tu étais venu, Robert, avec ta famille. Enfin, Jean-François n’était pas né, mais toi, Patrick, tu commençais déjà à monter à bicyclette. Tu te rappelles ? Tu devais avoir, quoi, presque 8 ans ?  »

 

Il se retourna et m’observa d’un regard interrogateur, se demandant si effectivement, je pouvais avoir eu huit ans à l’époque.

 

« Oui, je me souviens, lui dis-je. C’est l’année où nous sommes allés ensemble faire cette longue randonnée sur la piste cyclable qui relie Yarmouth à Eastham, non ? »

 

C’était effectivement l’un de mes meilleurs souvenirs de vacances. Mon père m’avait laissé seul avec mon oncle pour la journée et nous avions entrepris une randonnée de plus de trente kilomètres. En une journée ! À huit ans ! Si je m’en souviens ! Cette année-là, à la rentrée, j’ai pavoisé devant mes copains de classe.

 

Je me souviens aussi très bien de la fameuse bicyclette rouge de mon oncle Antoine. C’était un engin unique, une pièce de collection. Imaginez une de ces Raleigh, construites à Nottingham en Angleterre vers 1952, d’un rouge pompier éclatant, avec le nom « Raleigh » écrit dessus en lettres ouvragées de couleur or. Le guidon, légèrement arqué, était assorti de grosses poignées en caoutchouc noir qui lui conféraient une allure majestueuse. D’imposantes manettes à frein y étaient fixées. Le cadre de la bicyclette était tout en courbes et en arrondis, lui donnant l’air d’une sculpture moderne bien plus que d’un équipement sportif. Une énorme selle de cuir noir soulignait le confort et l’aisance. D’ailleurs, la seule fois où je vis mon oncle sur la bicyclette, il semblait trôner sur ce siège, les deux mains nonchalamment posées sur le guidon, pédalant à peine, un sourire étrange sur son visage : un spectacle dont je me souviendrai longtemps. Il planait littéralement, détaché du monde, happé par une autre dimension. 

 

Mon oncle Antoine me tira de ma rêverie en poursuivant son récit.

 

« Bon ! Cette piste cyclable est maintenant condamnée, comme vous le savez. Trop d’événements bizarres s’y sont produits dans les années qui ont suivi et je crois que finalement, en '98, on l’a interdite au public. Aujourd’hui, plus personne ne s’y risque, même les plus téméraires… »

 

Là, mon oncle s’arrêta, tirant plaisir de l’effet produit, le regard perdu dans son vin. Cela dura quelques secondes, mais n’en pouvant plus, je risquai :

 

« Et, alors ?  »

 

« Bon ! Écoutez-moi bien ! Si je vais être interrompu à chaque phrase, dites-le tout de suite, j’arrête ! lança mon oncle sans lever les yeux. »

 

« Mais voyons, Antoine ! s’écria mon père. Patrick veut simplement entendre la suite. Ne dramatise pas… »

 

« Je ne dramatise pas, mais pas du tout. Ce que j’ai à vous raconter n’est pas une histoire banale. Même après toutes ces années, j’en suis encore bouleversé. Regardez comment je sue ! Cette histoire est troublante et vient chercher ce qu’il y a de plus sensible en moi. Vous croyez que je vous raconte des balivernes ? Quand j’aurai fini, si vous me laissez finir, vous aussi vous serez bouleversés et vous allez suer à grosses gouttes ! »

 

Mon père lui versa un peu de vin blanc qu’il but lentement, les yeux mi-clos. On n’entendait que les grillons dans les buissons.

 

« Bon ! Nous sommes donc en '93, et j’avais pris l’habitude de faire du vélo dans la région. J’avais découvert cette piste et je l’empruntais souvent. C’était un sentier pavé plutôt étroit et bien entretenu. Même par les journées les plus chaudes, c’était une promenade agréable parce qu’une brise marine se glissait entre les arbres et baignait l’air d’un parfum d’algues et de thym. »

 

Cette année-là, donc, début septembre, le 9 précisément, je m’en souviendrai toujours, j’avais décidé d’aller faire une balade à bicyclette. À l’entrée de la piste, il y a un espace de stationnement avec un petit garage tenu par Jimmy Hallett. Je le connaissais bien à l’époque, mais il est mort il y a maintenant deux ans dans un accident d’auto. Jimmy me salua, m’aida à descendre mon vélo de montagne du support installé sur le toit de l’auto.

 

« Je crois que votre Mangoose a besoin d’aide », me dit-il. »

 

Il avait remarqué que le pneu avant était à moitié à plat. Il prit le vélo dans son garage et quelques instants plus tard, l’ayant enfourché, il revenait à pleine vitesse, freinant à mort et dérapant dans un nuage de poussière. Il était radieux.

 

« Bonne route, monsieur Antoine ! »  Me lança-t-il avec un grand éclat de rire. »

 

Lentement, j’abordai la piste. Il faisait soleil, le ciel était clair, la journée s’annonçait parfaite pour faire du vélo. De grands pins bordaient le chemin et des taches de soleil éclaboussaient le sol. Un silence étrange étouffait le paysage. En passant sur un pont, j’ai même vu des canards qui s’envolaient lourdement de l’étang. Était-ce l’éclat diffus de la lumière, le silence oppressant ou les parfums des pins et des algues ? Je ne sais plus, mais je me souviens qu’au bout de quelques minutes, je me sentis pris d’une sensation de bien-être et de fatigue reposante. Je me balançais régulièrement en appuyant sur les pédales, bercé par le son du dérailleur.

 

Et puis, bêtement, en amorçant un virage, ma roue avant sort de la piste. En essayant de la redresser, je tombe sur mon genou gauche : mon geste a été trop brusque. Je manœuvre aussitôt pour reprendre le contrôle, mais je bute contre une pierre.  Un sifflement révélateur et voilà que le pneu avant se dégonfle en quelques secondes. Je n’ai rien avec moi pour le réparer. Je suis bien obligé de rebrousser chemin. Je peste et je hurle de rage. Cet état de tranquillité et de calme que j’avais ressenti quelques instants auparavant s’est bel et bien envolé.

 

Sitôt debout, je constate que je n’ai que quelques éraflures et je reprends le chemin de retour d’un pas rapide en tenant mon vélo. Soudain, à un tournant de la piste, je vois un cycliste à une cinquantaine de mètres, venant à ma rencontre. Il se tient droit comme un « i » sur sa selle, les deux mains posées ostensiblement sur un guidon recourbé. À travers les taches de lumière, sa bicyclette semblait briller de mille éclats de verre. Je distingue qu’elle est rouge, d’un rouge vif comme je n’en avais jamais vu. Il roule lentement vers moi. Mais avance-t-il vraiment ? Il semble plutôt glisser, il plane, il ne pédale pas. Il se laisse porter, majestueusement. Il se rapproche, le port altier, comme perdu dans une rêverie. Je distingue maintenant ses traits : c’est un homme d’une cinquantaine d’années aux cheveux grisonnants et au visage d’un blanc laiteux. Il arbore fièrement une grosse moustache retroussée. Il porte un chandail de laine rouge en dépit de la chaleur, mais le plus étonnant est sa paire de pantalons de golf, vous savez, de ceux qui s’attachent au-dessus des mollets et qui étaient à la mode dans les années '30 et ' 40 ?

 

« Ah oui ! je me souviens, s’esclaffe Robert. J’en avais reçu une paire pareille à Noël quand j’avais huit ans. »

 

Bon ! Eh bien, cet énergumène portait un pantalon de golf à carreaux rouges, jaunes et blancs, avec des bas jaunes. Une vraie carte de mode sortie tout droit d’un vieux magasine sportif. Arrivé à ma hauteur, il semble tout à coup m’apercevoir et me lance un : « Bonjour, jeune homme ! » plein de bonne humeur. Je lui réponds presque du tac au tac :

 

« Il n’est pas si bon, ce jour, monsieur ! J’ai une crevaison et je dois me taper les quatre kilomètres pour retourner au garage. »

 

« Cinq kilomètres et quart » dit-il en s’arrêtant sec. « Vous êtes à cinq kilomètres et quart de chez Jimmy. Et si vous ne vous dépêchez pas, il aura fermé d’ici quarante-cinq minutes. »

 

Je lui réponds : « Merci pour les renseignements fort utiles. Bonne route ! »

 

Et sans attendre de réponse, je reprends ma marche.

 

« Jeune homme ! » crie-t-il. « Attendez ! Je peux peut-être vous aider. »

 

Je recule de trois pas, tenant toujours mon vélo.

 

« Bien aimable à vous, mais comment ? »

 

« Voilà ! J’ai une trousse d’urgence » dit-il, m’indiquant une énorme pochette en cuir noir, pendue à son siège par une sangle. »

 

Il descend de sa bicyclette et fouille dans sa trousse. J’en profite pour examiner cette merveille. Une vraie pièce de musée, pensai-je. Une bicyclette comme on n’en voit plus, et encore moins aujourd’hui. Même en '93, c’était un objet de curiosité. Elle était toute en rondeur avec de gros pneus à flancs blancs et d’énormes jantes, ornées de lignes or sur fond rouge feu. Et sur le tronc avant, un phare chromé en forme d’ogive relié par un câble noir à une dynamo fixée sur la roue de devant. Où avait-il déniché cette rareté ? Et à quel prix ? me demandai-je. De toute évidence, il devait en prendre grand soin, car elle était rutilante.

 

« Écoutez », dit-il enfin. « Je n’ai pas le petit bidule qu’il vous faut pour colmater le trou. D’ailleurs, ma pompe à air ne vous servirait à rien. Elle n’est pas faite pour des engins modernes comme le vôtre. »

 

« Merci tout de même de votre aide. Je l’apprécie beaucoup. Écoutez, je dois me dépêcher. Encore une fois, merci ! À une autre fois, j’espère. »

 

Je m’apprête à me retourner et à reprendre ma route quand il me dit sur un ton dégagé, comme une invitation lancée à tout hasard :

 

« Et si vous preniez ma bicyclette ? Allez chez Jimmy et revenez ensemble avec ce qu’il faut pour la réparation. Moi, je reste ici et je vous attendrai. »

 

Son ton est si calme et détaché, son sourire si simple et engageant que j’en suis réellement touché.

 

« Écoutez, monsieur. Vous êtes bien aimable, mais je ne peux pas prendre votre bicyclette, qui m’a l’air d’une vraie pièce de collection et vous laisser ici en plan. Nous ne nous connaissons même pas. Vous ne trouvez pas que vous faites confiance un peu trop facilement à un inconnu sur une route déserte ? »

 

« Jeune homme », répond-il, « vous parlez bien, mais vous pensez tout de travers. Sachez que je fréquente cette piste depuis des dizaines d’années et que je connais presque toutes les personnes qui viennent s’y promener. Vous, je vous ai déjà vu plusieurs fois, ajoute-t-il avec un sourire énigmatique. Allez, trêve de bavardage. Vous ne me semblez pas avoir assez de culot pour voler ma bicyclette ! » Il dit cette phrase presque sur un ton de défi. »

 

Il pousse la bicyclette vers moi dans un geste qui exige la soumission. Je l’enfourche et pédale à toute vitesse vers le garage de Jimmy. Dans l’imposant rétroviseur fixé au guidon, je l’aperçois qui me fait signe de sa main avec un large sourire, gravé dans ma mémoire.

 

Le trajet de retour s’est fait en quelques secondes ou en quelques heures, je ne pourrais le dire avec certitude, tellement j’étais absorbé à résoudre l’énigme de cet homme étrange, apparu de nulle part. Il disait me connaître, mais moi, j’étais persuadé ne l’avoir jamais vu dans les parages. Par contre, sa bicyclette était un vrai plaisir à conduire.

 

« C’est cette bicyclette que tu gardes dans ton garage, Antoine ? demanda Geneviève. »

 

Oui, c’est bien celle-là. Mais tranquillisez-vous, je ne l’ai pas volée. Attendez, le plus étrange est à venir. Je suis donc arrivé chez Jimmy. Il sort de son garage avec un grand sourire, essuyant ses mains sur sa salopette. Il remarque immédiatement la bicyclette et me demande, étonné :

 

« Hé, monsieur Antoine ! Mais où est donc passé votre vélo ? Et d’où vient cette antiquité ? »

 

« Jimmy, j’ai eu un accident à quelques kilomètres d’ici. Une crevaison du pneu avant, celui que tu as réparé ce matin, un accident stupide… je suis tombé… Écoute, Jimmy, en revenant à pied, j’ai rencontré un monsieur et il ne m’a même pas dit son nom et… »

 

Mais Jimmy n’écoute pas : il est tout hypnotisé par la bicyclette. Il l’examine sous tous ses angles, touche chaque rayon, passe ses doigts sur la calandre, tâte les pneus. Il a perdu son sourire et sa jovialité naturelle. Au fur et à mesure qu’il la scrute, il devient plus sombre. De temps en temps, je perçois des bribes de phrases : « impossible ! »… « trop longtemps ! »… « ça alors ! »… « à n’y rien comprendre ! »… « mais comment donc ? »… « voyons ! voyons ! »

 

Tout à coup, Jimmy bondit sur ses pieds, se plante devant moi et me fixe dans les yeux intensément :

 

« Comment ? Racontez ! »

 

« Quoi, "comment" ? C’est bien ce que je tente de vous dire, Jimmy ! Cet homme, que je ne connais pas, vient vers moi et me propose sa bicyclette pour que je vienne vous chercher. Il est là-bas avec mon vélo et il attend. Allons, allons ! Dépêchez-vous ! Apportez vos outils et en route! Pas une minute à perdre ! »

 

« Je ne vais nulle part », dit-il. « Je veux savoir qui est cet homme. Attentez ! Ne dites rien, laissez-moi vous le décrire. Il a des cheveux grisonnants, une grosse moustache blanche recourbée comme le guidon de sa bicyclette ? »

 

« Oui, pourquoi ? »

 

« Il a le teint blanchâtre et porte un chandail rouge ? » reprend-il.

 

« Bien sûr, Jimmy ! Voulez-vous bien arrêter ? Dépêchez-vous ! »

 

« Et un large pantalon de golf à carreaux rouges, jaunes et blancs avec des bas jaunes ? » insiste-t-il.

 

« Mais enfin, Jimmy ! C’est bientôt fini, ce jeu ? Et puis après ? Vous l’avez vu ? Et alors ? D’ailleurs, il vient souvent par ici, d’après ce qu’il m’a dit ! »

 

« Ah oui ! Eh bien, sachez monsieur Antoine, que cet homme est… Non ! Suivez-moi ! »

 

Il part à grands pas vers le garage et je cours derrière lui. Il pousse la porte de son bureau et là, épinglé au mur, je vois l’agrandissement d’une photo prise devant le garage plusieurs années auparavant. On y aperçoit un homme d’une grande stature, portant une belle moustache blanche. Il est vêtu d’une paire de pantalons de golf à carreaux rouges, jaunes et blancs. Étonné, je me retourne vers Jimmy. Il s’est effondré sur une chaise, sanglotant :

 

« C’est mon père. Il est mort il y a 12 ans… »

 

Un long silence suivit cette phrase prononcée à voix basse par mon oncle Antoine. Il était, de façon évidente, encore sous le choc ; il en avait les larmes aux yeux. Personne autour de la table n’osa poser de questions. Moi-même, j’étais sous l’effet de ce moment presque solennel.

 

« Je sais ce que vous pensez, dit enfin mon oncle. Que je fabule avec l’âge. Que je radote. Rassurez-vous, je vais très bien. Moi non plus, je ne crois pas, non… Je ne croyais pas aux fantômes, mais là, vraiment… Il y avait de quoi se poser de sérieuses questions. Croyez-moi, je m’en suis posé à moi-même ainsi qu’à toutes sortes de personnes. D’abord à Jimmy. Mais il était pris de crises de larmes soudaines et refusait de me répondre, fixant durant des heures le poster de son père.

 

« As-tu pu retrouver ta bicyclette Mangoose, au moins ? ne put s’empêcher de demander mon père.

 

« Jimmy et moi sommes retournés à l’endroit où j’avais abandonné le mystérieux inconnu. Personne. Et malgré une fouille systématique des environs, nous n’avons rien trouvé. Ma propre bicyclette, la Mangoose à laquelle je tenais tant, avait disparu. J’étais ébranlé par cet incident incompréhensible. J’avais le sentiment d’être la victime d’une machination ou d’une farce de mauvais goût. »

 

Je voulais absolument tirer la chose au clair. J’avais réussi à convaincre Jimmy de me montrer la tombe de son père au cimetière de Yarmouth et il accepta sans réticence. Voilà donc une première certitude.

 

Ensuite, je voulais en savoir davantage sur cette superbe bicyclette, ce cadeau d’outre-tombe. J’écrivis à la compagnie Raleigh en Angleterre pour me renseigner sur le modèle, photo à l’appui. À l’époque, les bicyclettes portaient un numéro de série et d’identification que je joignis à ma lettre. Trois semaines plus tard, j’obtenu une réponse. Attendez, j’ai la lettre ici. Je vais vous la lire. Vous finirez bien par me croire.

 

Là-dessus, mon oncle Antoine se leva d’un bond et entra dans la maison. Il revint, triomphant, tenant un papier jauni à bout de bras.

 

« Bon, voici, je vous la lis :

 

« Suite à votre lettre… informe que le modèle de bicyclette en question a été fabriqué entre 1951 et 1952 et portait le nom de “Road King”. Il n’a été produit qu’à 350 exemplaires. À notre connaissance, il n’en existe que huit aujourd’hui, dont une est la propriété du Duc de York… »

 

Écoutez bien ceci, voilà ce qui nous intéresse, poursuivi mon oncle :

 

« D’après nos archives et les informations que vous nous avez données, la bicyclette en question a été achetée à Boston, le 18 décembre 1953 chez James R. Campbell Cycle and Sports par Monsieur Andrew Hallett… Il nous fait honneur et plaisir, Monsieur, etc., etc. »

 

« Voilà ! » soupira mon oncle Antoine, en lançant la lettre entre les bouteilles et les verres. Que ceux qui doutent lisent !

 

Il avait l’air abattu, l’œil fermé, le souffre court. Nous étions écrasés par le drame et le mystère, regardant mon oncle avec un respect mêlé d’admiration. Après tout, il avait vu un fantôme qui lui avait même offert une bicyclette en cadeau.

 

Mais le plus étonnant, vous savez, reprit-il, c’est que malgré tout, il y a des jours où je doute que cette histoire me soit vraiment arrivée. Plus le temps passe, plus le souvenir s’estompe ou s’amplifie selon tel ou tel détail. Alors, quand le doute est trop fort, je sors ma bicyclette : un coup de pédale et je peux rouler durant des heures entières. L’autre jour, j’ai calculé que je n’avais donné que quatre coups de pédale pour faire une petite balade de routine. C’est une chose étrange, mais j’ai vraiment l’impression de glisser sur un nuage, de planer juste au-dessus du sol. Sur cette bicyclette, j’entre dans une autre dimension. Pour moi, c’est un réel mystère. Quand je rentre chez moi, je me sens serein, rajeuni, plein d’élan et d’énergie. Je sais que vous trouvez que j’exagère, mais je vous le dis : c’est comme si je revenais d’un long voyage au bout de l’éternité.

 

Deuxième partie

 

Je suis pris d’une envie folle de m’introduire dans le garage et d’examiner au grand jour la fameuse bicyclette de mon oncle.

 

Je quitte la table sans me faire remarquer. D’ailleurs, toute la famille est recueillie dans un silence chargé d’émotion, prise dans une rêverie intérieure, essayant de digérer cette histoire invraisemblable.

 

Le garage est sur le côté de la maison. J’ouvre la porte lentement sans faire de bruit. Il fait sombre. La seule fenêtre est cachée derrière un vieux cadre qui protège l’espace des regards indiscrets. J’aperçois la bicyclette. Elle semble émettre une lueur phosphorescente, d’un rouge éclatant. Les grandes lettres or resplendissent, les chromes scintillent, une énergie lumineuse émane de l’engin et éclaire faiblement le garage.

 

Je m’approche et fais glisser mes doigts sur son corps métallique. Il semble vibrer. Mon oncle doit en prendre grand soin : pas un grain de poussière ni une tache d’huile. J’en suis bouleversé et tout admiratif à la fois. J’ai l’impression de toucher une sainte relique dans une église moyenâgeuse.

 

Tout à coup, une idée impossible me vient : je veux à tout prix enfourcher cette bicyclette ! C’est plus fort que moi. Il faut que je m’assoie sur cette selle, que je fasse l’expérience de cette sensation de planer dont mon oncle parlait avec nostalgie. Maintenant ! Et tant pis pour le reste ! Je la sortirai sans faire de bruit pour quelques minutes seulement et je serai de retour vite fait. Le temps d’un petit tour de piste… personne ne s’en doutera.

 

Je m’approche de la fenêtre. À travers les branches touffues, j’aperçois toute la famille soudainement animée, gesticulant et lançant des questions en rafales à mon oncle. Lui, regarde son verre de vin, absorbé par de vagues souvenirs.

 

Je sors la bicyclette du garage. Je l’enfourche lentement, presque avec respect, et hop ! me voilà lancé ! Quelle sensation étonnante ! Quelle impression étrange ! C’est comme si, par un coup de pédale, je m’envole dans les airs. Ma première réaction est de chercher mon équilibre : j’ai peur d’avoir manqué mon démarrage et de tomber. J’avance, mais ne roule pas. Aussi incroyable que cela puisse paraître, je constate que les roues ne tournent pas ! Je pédale et pourtant elles demeurent fixes ! J’ai la nette impression de voguer sur un nuage.

 

En quelques instants, je m’habitue à cette sensation nouvelle. Je commence à maîtriser la conduite. Je relaxe et respire plus normalement. Je trône sur cette selle et la forme du guidon me force à tenir le dos droit et les bras bien écartés.

 

Je pédale un peu plus vite et je constate que le paysage évolue presque à mon insu. Rapidement, je me retrouve dans un quartier que je ne connais pas. Au tournant du chemin, voilà que j’arrive devant une vieille cabane désaffectée qui éveille en moi un souvenir étrange. Je remarque une enseigne écaillée sur laquelle je déchiffre difficilement « Garage Hallett ». Tiens, tiens… Je descends de la bicyclette et explore les environs.  

 

À l’arrière de la cabane, je remarque des traces de ce qui avait dû être le début de la piste cyclable. Une pancarte est clouée à un arbre et porte un message délavé : « Défense d’entrer. Interdiction formelle d’utiliser cette piste sous peine d’amendes ».

 

En regardant de plus près, je distingue, au travers des branches, des indices de ce qui avait dû être la piste cyclable autrefois. Et voilà que déferle en moi le souvenir de cette fameuse randonnée, de ce jour merveilleux où, à l’âge de huit ans, j’ai parcouru cette piste avec mon oncle. Une randonnée inoubliable…

 

L’endroit est isolé et enveloppé d’un silence presque tangible. Je prends la bicyclette et la pousse à travers la broussaille qui envahit la piste. L’herbe haute est parsemée de fleurs mauves et jaunes. Une odeur douceâtre de pin et de feuillage mouillée embaume l’air. Le temps semble immobile. Je me retourne. Personne.

 

Je me faufile entre les arbres et les buissons en poussant la bicyclette à deux mains. Je suis maintenant dans une forêt dense où le soleil pénètre par grandes taches à travers les conifères. La marche est de plus en plus pénible, les broussailles plus touffues. Je suis en sueur et j’avance avec difficulté.

 

Au bout d’un moment, voilà qu’un arbre abattu me bloque le chemin. Je m’égratigne la jambe et le cou à des rosiers sauvages qui le ceinturent. La brûlure est intense. Je sors un mouchoir de ma poche et nettoie mes blessures. Alors que je reprends mon souffle, je perçois un bruissement derrière moi. Je ferme les yeux et ne bouge pas, retenant ma respiration. J’attends. Une éternité passe…

 

Quand j’ouvre les yeux, je fais un bond de surprise. Je suis entouré de petits êtres qui ont l’allure de marmottes se tenant sur deux pattes arrière. Ils sont recouverts de longs poils ramenés en une sorte de capuchon sur la tête. Sous celui-ci, je distingue un œil lumineux protubérant. Pas trace de bouche ou de nez. Deux frêles appendices leur sortent de part et d’autre du corps, leur servant de bras. Je remarque qu’ils se déplacent à petits pas, en dodelinant de l’arrière-train et en émettant des sons étranges. Ils sont une trentaine qui me cerne de toute part.

 

Soudain, d’un seul mouvement, ils me soulèvent et me maintiennent à l’horizontale. Et les voilà partis au rythme de leurs chants. Ils sont drôlement habiles : alors que moi j’avais lutté pour me faire un chemin à travers le sous-bois, eux, ils gambadent, sautent par-dessus les obstacles et courent en me portant sur leur tête. Ils se fraient un passage dans les endroits les plus inattendus et j’essaie de ne pas lever la tête pour ne pas recevoir de coups.

 

Tout se passe si vite que je n’ai pas le temps de réagir. Ils sont d’une rapidité déconcertante. Chose étonnante, je n’en ai pas peur. Leur petite taille me donne l’impression qu’ils sont vulnérables Je me laisse faire, mi-amusé et mi-curieux.

 

Bientôt, nous arrivons dans une clairière recouverte d’un épais tapis de mousse. Là, à travers les arbres, je vois apparaître un homme d’une carrure imposante, portant une énorme moustache aux extrémités recourbées. Il est accoutré d’une paire de pantalons de golf à carreaux rouges, jaunes et blancs, ainsi que d’un chandail rouge. Je le reconnais immédiatement. Une frayeur moite me couvre le visage et je sens une goutte de sueur glisser le long de ma colonne vertébrale. Que me veut-il ?

 

« Ah ! Jeune homme ! Quel plaisir de vous voir ! C’est toujours agréable de recevoir un invité. Voilà des années que nous n’avons plus de visiteurs… depuis qu’ils ont fermé la piste, en fait, et bien franchement, je me sens un peu seul. Qu’est-ce que je peux bien vous offrir ? Un jus, peut-être ? Vous devez avoir soif ! »

 

« Oh ! Avec plaisir ! »

 

Je ne veux pas le contredire ni refuser son hospitalité. Sait-on jamais ?

 

D’un claquement de doigts, il fait sortir de nulle part un grand verre givré contenant un liquide bleu. Je le porte à mes lèvres en fermant les yeux d’appréhension, mais je les ouvre tout aussi vite, surpris du goût suave de ce nectar fait de goyave, de miel, de girofle et de roses séchées.

 

« Jeune homme ! Je n’irai pas par quatre chemins. Je vous remercie de me rapporter ma bicyclette. Voilà des années que je l’avais perdue. C’est un vrai bijou, n’est-ce pas ? J’espère que vous avez aimé sa tenue de route ? Tout à fait exceptionnelle ! »

 

Se retournant vers les petits êtres bizarres, il leur fait signe de lui apporter la bicyclette.

 

Sans un mot de plus, il l’enfourche et d’un mouvement majestueux, ample et gracieux, il donne deux coups de pédale. Il arrive à la limite de la clairière et voilà que, soudain, par un effet mystérieux, il s’envole dans les airs. Il continue à pédaler et revient vers moi, planant lentement au-dessus de ma tête.

 

« Au revoir, jeune homme ! Et encore une fois merci de m’avoir rapporté ma bicyclette ! Je peux enfin rentrer chez moi… »

 

Il continue à répéter des « merci ! », entrecoupés de grands éclats de rire. Il s’élève tranquillement dans les airs et passe au-dessus des arbres dans le ciel embrasé. La bicyclette scintille de mille feux jusqu’à ce qu’elle disparaisse derrière la cime des arbres.

 

J’étais muet, ébahi devant cet étonnant phénomène. Réalisant un peu tard que je ne pouvais pas rentrer à la maison sans la bicyclette de mon oncle Antoine, je crie :

 

« Revenez, revenez ! Hé ! Ho ! Ne partez pas, vous ne pouvez pas prendre cette bicyclette ! Elle est à mon oncle Antoine ! Revenez ! Qu’est-ce qu’il va me faire quand il le saura ? Hé ! Revenez ! »

 

Mais le mystérieux bonhomme avait disparu dans les airs, m’abandonnant avec d’étranges petits êtres qui m’entourent à nouveau. Je les sens attentifs, sérieux, presque compatissants. Ils se rapprochent de plus en plus de moi, au point de me toucher.

 

Au moment où je m’y attends le moins, entre deux hoquets, ils se saisissent de moi et la course à travers bois reprend de plus belle ! Mais là, je n’ai plus envie de m’amuser et la curiosité initiale a disparu pour faire place à une grande déception.

 

« Arrêtez ! Arrêtez ! Bande d’hurluberlus ! Arrêtez ou je vous étrangle ! Mais arrêtez, donc ! »

 

J’essaie de résister et de lever la tête. C’est à ce moment-là que je reçois une branche dans le front et perds connaissance.

 

Quand je me réveille, je suis entouré de ma famille au grand complet. Ils parlent tous en même temps, ils me pressent de questions, me touchent et me bousculent. J’entends des sons diffus, comme à travers une sorte de coton ouaté, ma tête tourne, je vois double. J’ai la nausée.

 

Je me redresse et constate que nous sommes à l’orée de la piste cyclable, à côté du garage Hallett.

 

« Tu as disparu, jeune homme ! Tu nous as quittés avant même la fin de mon histoire, me dit enfin mon oncle. On t’a cherché partout. Introuvable. Mais connaissant ton esprit d’aventurier, j’ai eu l’intuition que tu serais ici avec ma bicyclette. Dis-moi : où l’as-tu bien cachée, ma bicyclette, hein ? Et qu’est-ce qu’il t’est donc arrivé ? »

 

Ma tête tourne et je suis assommé par toutes ses questions. D’ailleurs, qu’est-ce que je peux bien lui répondre ?

 

« Je ne sais plus ce qui m’est arrivé. C’est si vague. J’ai un de ces maux de tête… »

 

À ce moment, mon père, qui avait fait quelques pas dans la forêt, appelle mon oncle :

 

« Hé, Antoine ! Viens voir par ici ! »

 

J’entends mon oncle s’exclamer, avec beaucoup d’émotion dans la voix :

 

« Ah ! Ça alors !... Incroyable ! »

 

Je me lève à grand-peine. Je m’approche de mon oncle et de mon père qui examinent un objet caché dans le sous-bois.

 

« Ben, quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? »

 

Et mon oncle Antoine de répondre :

 

«Oh ! Rien de spécial… Vois-tu cet objet-là ? C’est ma bicyclette, ma vieille Mangoose que j’avais laissée au mystérieux individu le 7 septembre 1993 et que je croyais perdue à tout jamais… »

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