top of page
LA CROISÉE DES CHEMINS

Rien ne serait arrivé si je n’avais pas changé de coiffeur.

​

Ce n’est que bien des années plus tard que je réalisai qu’en poussant la porte de ce barbier inconnu, j’avais en fait bousculé le destin. Ou bien était-ce le hasard que j’avais ainsi provoqué? Qui pourrait bien me le dire avec certitude?

old-barber-shop-1444804.jpg

Je me souviens de cette journée comme si c’était hier. J’avais une entrevue d’emploi dans ce quartier vaguement familier et par précaution, j’étais arrivé bien avant le temps fixé. Alors que je marchais en me préparant mentalement à la rencontre, je passai devant une boutique de coiffeur qui attira mon attention par son décor vieillot. Je pris rapidement la décision de me faire couper les cheveux; cela ne pouvait que m’avantager lors de mon entretien.

​

Pourtant, j’avais des habitudes bien ancrées quand il s’agissait de mon hygiène capillaire. Cela faisait plus de dix ans que je fréquentais le même coiffeur et il savait parfaitement comment s’y prendre pour dompter mes épis rebelles.

gettyimages-509175326-612x612.jpg

Une fois mes cheveux coupés, le figaro proposa de me faire la barbe « à l’ancienne », avait-il précisé. Face à mon étonnement, il m’expliqua que cela voulait dire au savon et à la lame. Amusé, je le laissai faire. Il me mit alors une serviette toute chaude sur le visage « pour bien préparer la peau au passage du rasoir », me lança-t-il tout guilleret. À travers le linge brûlant, je l’apercevais difficilement s’affairant à monter le savon en mousse à l’aide d’un énorme blaireau. Alors qu’il se dirigeait vers l’arrière-boutique, la clochette de la porte tinta et j’entendis le pas rapide d’un homme entrant en trombe et qui suivit le coiffeur. Je distinguai juste l’ombre de l’intrus, un colosse de six pieds, qui cachait son visage sous le capuchon d’un chandail. Il disparut au fond de la boutique et soudain, quatre coups de feu éclatèrent. Avant que j’aie eu le temps de réagir, l’intrus sortit en courant. C’est à ce moment qu’il m’aperçut et tira. La balle se logea dans mon épaule droite. Je perdis connaissance.

​

*

​

Lorsque je repris mes esprits, j’étais sur un lit d’hôpital, branché à des machines. Une infirmière s’activait à mon chevet et dès qu’elle me vit ouvrir les yeux, elle dit quelques mots pour me tranquilliser : « Vous avez une sacrée chance. La balle a frôlé votre poumon mais n’a pas causé de dommages importants. Reposez-vous, vous êtes ici en bonnes mains. Docteur St-Martin viendra vous voir tout-à-l’heure ». Elle sortit de la chambre me laissant sous la nette impression qu’un ange me prenait sous

son aile.

​

Dès ce moment, je réalisais que je venais de recevoir le coup de foudre qui allait transformer ma vie. Florence, c’est le nom de mon infirmière, prit soin de moi avec zèle et je lui dois d’être sorti indemne de ce coup de feu. Mais bien au-delà des soins qu’elle m’a prodigués, j’étais tombé sous le charme de sa beauté et de son sourire. La délicatesse de ses gestes, l’amabilité de sa conversation, la chaleur de son regard, tout en elle m’attirait.

monitor-2-1242535.jpg

Florence m’expliqua que j’avais vécu une expérience malheureuse, étant au mauvais moment au mauvais endroit, pris en otage lors d’un vulgaire règlement de compte dans un quartier borgne de la ville. Durant la quinzaine de jours passés à l’hôpital, elle trouvait toutes sortes d’excuses pour venir me parler et me tenir compagnie. Bref, notre relation débuta durant ce triste séjour et se poursuivit bien longtemps après mon congé de l’hôpital. Au fil des mois qui suivirent, notre amour s’affermit et après quelque temps, nous partagions le même appartement.

​

*

​

Deux ans plus tard, nous étions dans le même hôpital mais pour une raison tout autre. Florence allait accoucher! Elle avait eu quelques petits soucis lors de sa grossesse, mais elle était arrivée à terme aisément. J’étais depuis plus de cinq heures dans la salle d’attente quand Docteur Suzanne Bourjois, sa gynécologue, arriva enfin. À son regard bouleversé et sa nervosité apparente, je compris que quelque chose de grave venait de se passer. Elle m’annonça coup sur coup le décès de notre petite fille et celui de Florence survenus lors de l’accouchement, la première étranglée par le cordon ombilical et la seconde d’un empoisonnement du placenta. Tous les efforts avaient été déployés, d’autres spécialistes avaient été réquisitionnés, mais les complications s’étaient succédé trop rapidement et l’équipe médicale avait dû se résigner à voir les deux vies leur glisser des doigts. Je perdis connaissance.

tiny-feet-5-1432719.jpg

Ce double drame m’avait anéanti. Les jours, les semaines et les mois qui suivirent furent insupportables. Je vivais un véritable cauchemar et me demandais quand j’allais enfin en sortir. J’avais l’impression constante de vivre sous un nuage sombre qui me suivait partout et m’étouffait. Des idées suicidaires me hantaient. Mes amis et mes proches ne me lâchaient plus, craignant le pire. Le désespoir et le dégoût me laissaient une saveur amère et je ne parvenais même plus à pleurer.

​

Même si aujourd’hui, huit ans après la tragédie, je respire encore, je ne suis plus le même. Plus rien ne retient mon attention. J’ai passé par toutes sortes de phases depuis ce temps maudit. J’ai été dans le déni, refusant de croire qu’un malheur pouvait ainsi m’affecter, j’ai été en rage contre ce destin aveugle et implacable, j’ai blâmé le sort de s’acharner sur moi. Pourquoi moi?

​

Il m’arrive souvent de revivre ces moments bouleversants. Je revois Florence prenant soin de moi à l’hôpital, son sourire radieux et son amour intarissable. Je repense à chacune de ces minutes de bonheur qui ont jalonné nos dernières années ensemble, je remonte ainsi jusqu’aux instants précieux de notre rencontre. Plus loin encore, je me revois assis sur le fauteuil de ce coiffeur inconnu, caché sous une serviette chaude, attendant de me faire raser. Pourquoi le destin m’avait-il conduit précisément dans cette boutique? Ou bien était-ce simplement le hasard? Qui pourrait bien me le dire avec certitude?

​

Cependant, une chose est certaine : rien ne serait arrivé si je n’avais pas changé de coiffeur ce jour-là.

dice-1419368.jpg

P.S. La première phrase de cette nouvelle a été imposée par Éric-Emmanuel Schmitt, auteur bien connu, animateur d’un atelier d’écriture auquel je participe. Il l’a lui-même utilisée comme introduction à une nouvelle qu’il a publié dans le recueil de nouvelles Odette Toulemonde.

Visites

bottom of page