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LA MÈRE DU MONDE

Les Pyramides de Guizeh

Un ami m’écrit : « Raconte-nous tes impressions du Caire, toi qui a quitté l’Égypte il y a bien longtemps ». Il sait que j’entreprends un périple au pays où je suis né, que j’ai quitté il y a plus d’un demi-siècle et que je visite une fois tous les quinze ans environ. Après les bouleversements et les révolutions, cet ami est curieux de connaître mon appréciation de ces changements et mes sentiments à l’égard de l’Égypte.

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Que dire? À chaque visite, je notais des transformations profondes qui défiguraient ce pays, tant au niveau de son environnement social et politique qu’au plan plus prosaïque des conditions de vie et des relations humaines. Mais cette fois-ci, c’est différent.

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Peut-être parce que je sais que c’est sans doute l’une des dernières fois que je visite mon pays d’origine, ou parce que la situation est plus grave qu’elle ne l’a jamais été ou encore parce que les Égyptiens sont plus ouverts et n’ont plus peur de parler de leur condition, toujours est-il que c’est la gorge nouée et le cœur chagrin que j’ai effectué ce voyage.

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La gorge nouée tant l’émotion est forte quand on marche sur les traces d’une civilisation vielle de trois mille ans. C’est d’abord l’émerveillement devant ces monuments de pierres gigantesques, érigés pour défier le temps. Deux mille cinq cents ans avant Jésus-Christ, les pharaons bâtissaient des pyramides de granit. Ils ont inscrit dans la pierre leurs croyances et leurs valeurs. Si les Grecs ont inventé la démocratie, les Égyptiens, eux, ont construit une société dont le fondement primordial était la justice. Ils ont été les premiers à concevoir l’état de droit. Or, sans justice, point de démocratie possible. De plus, ils ont élaboré une assemblée de dieux qui n’étaient en fait que des manifestations des épithètes d’un Dieu suprême. Leurs mythes étaient des métaphores pour expliquer le monde.

Dans l’architecture de l’Égypte antique, point de décoration : tout est métaphore pour raconter et expliquer la vie et la mort. Plus important encore, ils ont été parmi les premiers à se préoccuper de l’après-vie et croire à l’éternité. Pour y accéder, il fallait obligatoirement mener une vie où le bien primait sur le mal. Tous ces concepts sont à la base des religions monothéistes ainsi que de plusieurs philosophies orientales. Ils forcent l’admiration du visiteur moderne. Ils ont été la source de grandes émotions chez moi.

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Dans les Milles et une nuits, Shéhérazade décrit Le Caire, capitale de l’Égypte, comme étant la mère du monde. Fondée vers la fin du dixième siècle, la ville étonnait déjà le voyageur par sa grandeur, sa richesse, son rôle crucial dans le commerce international et son influence au Moyen-Orient et bien au-delà. Ici, l’héritage islamique est prépondérant et mille minarets se dressent dans le ciel comme des palmiers.

Il fut un temps pas si lointain où le muezzin lançait son appel à la prière du haut de ces minarets. Son chant langoureux enveloppait la ville d’un voile mystique et demeure l’un des beaux souvenirs que je garde en mémoire. Malheureusement, on n’arrête pas le progrès et aujourd’hui des haut-parleurs ont remplacé les muezzins et leurs sons stridents déchirent le ciel d’une cacophonie indescriptible. Malgré tout, il est difficile de rester indifférent face à cette ville qui fut l’un des piliers de l’histoire et qui joue toujours un rôle stratégique dans cette partie de monde.

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Ce qui est la cause de grandes émotions pour celui qui a vécu quelques années en Égypte, c’est l’état de détérioration de grandes villes comme Alexandrie ou Le Caire. La capitale croule sous le poids de sa démographie en forme de tsunami. Près de vingt millions d’habitants s’entassent dans un fouillis urbain et un manque d’infrastructure difficiles à imaginer. Le trafic et la pollution sont la cause de graves problèmes. Le gouvernement n’arrête pas de construire de nouvelles cités satellites pour désengorger le centre; rien n’y fait. L’immigration rurale et la natalité élevée ont tôt fait de rendre désuètes ces tentatives. Si vous ajoutez à ces maux, l’emprise du désert qui encercle Le Caire et qui déverse constamment sur la ville une poussière orange, vous aurez l’image de cette lutte inégale que l’administration de la ville mène au jour le jour. L’émotion que vous ressentez est celle du découragement face à l’énormité de la tâche. Et la larme qui vous vient à l’œil est celle de l’empathie. Ou peut-être est-elle due à la pollution?

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À ces émotions s’ajoutent celles de revoir les lieux de mon enfance, de visiter l’école qui a formé mon caractère, de marcher dans les rues où jadis j’ai couru. Cette émotion n’est pas la nostalgie d’un homme âgé devant sa jeunesse perdue et réalisant le passage du temps et des échéances à venir.

La corniche d’Alexandrie

C’est plutôt celle de la déception de voir la décrépitude des lieux de ses souvenirs et du découragement face au manque de ressources pour maintenir l’héritage architectural et historique. C’est le sentiment du regret des occasions manquées, de ce qui aurait pu, et aurait dû, être. C’est la tristesse de ce qui est advenu de ce pays magique.

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Et pourtant…le son d’une chanson d’Om Kalssoum, le parfum d’un mets, la vue d’une plage et me voilà submergé par les souvenirs de mon passé. Nous ne vieillissons pas tant que nos souvenirs demeurent vivants. Il suffit d’un rien pour enclencher le cinéma intérieur et revivre ces moments de bonheur. Les rides et les cicatrices disparaissent mystérieusement et seul demeure l’instant qui s’est gravé dans la mémoire.

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Mais la réalité est tout autre et a ce fâcheux désagrément de briser les souvenirs et les rêves. Quand on en sort, c’est avec le sentiment d’injustice de ce qui arrive à l’Égypte actuellement. Ce pays ne mérite pas le sort que lui ont réservé les pays Occidentaux depuis une dizaine d’années. En 2010, la jeunesse d’Égypte s’est révoltée contre un régime corrompu. Une révolution qualifiée de printemps arabe, pacifiste, inclusive, porteuse d’espoir. Ce mouvement de masse a failli être détourné par les Frères Musulmans. Or, ces derniers non seulement voulaient transformer le pays en état islamiste pur et dur, avec la sharia comme charte suprême, mais avaient planifié la partition du pays en trois territoires distincts pour servir leur cause. En cela, ils étaient appuyés par des pays étrangers, les États-Unis en tête, et dont la devise a toujours été de diviser pour régner. La population n’a pas été dupe et avec l’aide de l’armée, elle a mis les Frères à la porte. Elle était déterminée à ne pas subir le sort d’autres pays arabes comme l’Irak, la Syrie ou la Lybie. Cela n’a pas plu à l’Occident qui le fait payer cher à l’Égypte en décourageant le tourisme, source importante de revenu. Cela cause une crise majeure dans cette industrie, crise qui dure depuis quatre ans. À écouter les commentaires des travailleurs affectés par cette carence de revenu, on ne peut pas retenir un sentiment de sympathie mêlée de compassion.

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Et malgré tous ces fléaux qui s’abattent sur l’Égypte, l’Égyptien garde espoir. Il demeure patient face aux vicissitudes de la vie quotidienne. Il a le sourire facile et le cœur sur la main. Il demeure accueillant et chaleureux. Il accepte son sort et se soumet au destin, c’est son côté fataliste. En retour, il a pleine confiance que Dieu ne le laissera pas tomber, que des jours meilleurs s’en viennent, vous allez voir : attendez, la patience est bonne, « el sabr tayeb », l’Égypte se relèvera parce que l’Égyptien est fondamentalement bon. Il a cette générosité et cette acceptation de la vie qu’ont généralement les peuples pauvres : ils sont prêts à partager le peu qu’ils ont. Ils savent se serrer les coudes et s’entraider. Demain sera meilleur pour tous. Cette attitude ouverte force l’admiration, surtout face à la misère dans laquelle ils vivent et l’avenir qui leur est réservé.

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Vous traversez alors l’Égypte la gorge serrée et la larme à l’œil. Vous venez de réaliser que la mère du monde…pleure. Et ses larmes résonnent au plus profond de votre être.

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Serait-il possible que les dieux aient abandonné ce pays ?

​Scènes de rue

Lampes et lampions arabesques

Scènes de rue
Au café le Khan Khalil

Scènes de rue

Un artisan du cuivre

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