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LE DESTIN ET LE HASARD

Résumé : La vie des hommes est-elle déterminée par un destin inscrit dans les astres ou est-elle plutôt le fruit du hasard ? Peut-elle être infléchie par un mystérieux phénomène, pour être interchangeable avec une autre vie ?

 

« The fault, dear Brutus, is not in our stars but in ourselves »

Shakespeare - Julius Caesar

 

Le destin de l’homme est inscrit dans les étoiles et les astres conditionnent sa vie. De sa naissance à sa mort, son chemin est tracé par le mouvement des constellations. Les astrologues de l’Antiquité, de Babylone à Pékin, ont tous tracé des cartes du ciel pour déterminer le déroulement d’une vie ou le résultat d’une action. Durant des milliers d’années, l’homme s’est fié aux étoiles pour guider ses décisions et ses gestes. Encore de nos jours, dans certaines cultures, les astres jouent un rôle prépondérant dans la vie quotidienne.

 

Par contre, en Occident, depuis Copernic et la Renaissance, les étoiles ont été confinées au monde dit « scientifique », et leur attrait est uniquement pour la recherche sur les origines de l’Univers. L’ambition de l’homme est de résoudre l’énigme qui fait fonctionner ce mécanisme sidéral, d’en expliquer les causes et les effets et de remonter aux origines de la vie, afin de trouver une réponse à ce qui semble être le hasard.

Ce mouvement scientifique tente de démontrer, avec un certain succès il faut bien l’avouer, que les étoiles n’influencent aucunement le déroulement de la vie des hommes, que celle-ci est uniquement conditionnée par la nature et la culture. Mais ce courant rationaliste peut-il ainsi éradiquer, avec des démonstrations souvent boiteuses, un des fondements de l’histoire de l’humanité ?

 

Dans les faits, rien ne peut être plus présomptueux.

 

Ces mêmes savants astronomes et astrophysiciens de tout acabit reconnaissent cependant trois lois : la première est que l’univers est en expansion continue depuis son origine (ce qu’ils appellent avec emphase le « Big Bang »). La seconde est que, dans cette immensité sidérale, rien ne se perd et rien ne se crée. Enfin, la troisième est que 95 % de cet univers est constitué de « masses noires » dont on ne sait absolument rien ! C’est avec ces prémisses qui ne sont que le balbutiement d’une science que ces nouveaux prophètes veulent expliquer l’univers et démontrer que les astres n’interviennent d’aucune façon dans la vie des êtres humains.

 

Or, le destin de l’homme est inscrit dans les étoiles et les astres conditionnent sa vie. La seule emprise qu’il a sur le déroulement des événements qui constituent sa vie, c’est sa volonté de la changer et la force de son imagination.

Dans cet univers en expansion, où le changement est la seule constante et dans lequel rien ne se perd et rien ne se crée, une question reste à débattre : les destins des hommes sont-ils interchangeables ? Une question, vous l’avouerez, plus intéressante et pertinente que toutes les théories ou supputations scientifiques.

 

***

 

M. menait une existence que l’on pourrait qualifier objectivement d’aisée et de facile. Né dans une famille de la petite bourgeoisie, il avait eu une enfance heureuse et sans histoire. Il avait fréquenté l’école privée, où il avait acquis une culture étoffée et une perspective optimiste de la vie. Au moment de choisir sa carrière, il avait choisi de succéder à son père dans l’entreprise familiale du commerce du bois. Il s’était marié sur le tard avec F., qu’il avait connue à l’université et qui était comptable de profession. Ils avaient trois préadolescents. Sports d’hiver à Mont-Tremblant, vacances d’été en Europe, maison cossue dans Outremont et propriété secondaire dans les Laurentides, deux autos, gadgets électroniques à profusion ; bref, tous les attributs d’un jeune couple aisé, conditionné à consommer et à surfer sur une vie douillette et confortable. Une vie rangée modèle, typique de notre société moderne.

 

Mais M. n’était pas heureux. Une idée fixe hantait ses nuits et bouleversait ses jours. Il rêvait de gagner le gros lot de 50 millions de dollars à la loterie. Il n’achetait de billets que lorsque la cagnotte dépassait 35 millions et là, il en achetait par douzaines. Lors du tirage, lorsque le gros lot n’était pas gagné, il s’en frottait les mains, convaincu que la semaine suivante il le remporterait encore plus garni ! Depuis des années, son rêve l’obsédait au point qu’il avait échafaudé plusieurs scénarios au cas où il gagnerait. Par moment, ce n’était plus un rêve, mais un véritable cauchemar. Il pouvait rester éveillé des nuits entières à planifier la répartition des millions. Il avait ainsi alloué des montants à chaque membre de sa famille, à des amis proches et à des œuvres caritatives. Il se donnait ainsi suffisamment bonne conscience pour satisfaire les dieux de la chance et de leur démontrer sa bonne volonté, son souci de son prochain et sa générosité de circonstance ! Qui saurait dire si les gestes altruistes ne cachent pas, au fond, des mobiles bassement égoïstes ?

 

Comme Perrette et le fameux pot au lait, il se construisait mentalement tout un monde de richesse et d’extravagances. Il jonglait avec ces millions et se laissait bercer par l’attrait de ce mirage. Il s’endormait aux petites heures, heureux d’avoir ainsi géré cette avalanche de bienfaits déclenchée sans effort aucun.

 

Lors de ses rêveries éveillées, M. se demandait : « Mais pourquoi pas moi ? Il faut bien que quelqu’un gagne après tout ! J’ai acheté un billet et donc je suis dans la course. Pourquoi un autre que moi devrait-il gagner ?  Mais qui s’en plaindrait si je gagnais ? » Il se lançait alors dans des considérations silencieuses, mais non moins vivaces concernant le hasard et l’influence d’événements aléatoires dans la détermination des résultats de la loterie. Rien ne donne des ailes à l’imagination comme les rêves des hommes…

 

Bref, depuis des années M. était prêt à gagner le gros lot. Il avait paré à toutes les éventualités et s’était soumis, du moins mentalement, à toutes les exigences socialement et fiscalement acceptables. Il ne lui restait plus qu’à voir son numéro tiré au loto…

 

***

 

Ce jour-là, en revenant de skier au Mont-Tremblant, M. s’arrêta à Sainte-Adèle pour faire le plein d’essence. À la caisse, sur une impulsion du moment, il demanda également un billet de loterie. La cagnotte s’élevait à 48 millions de dollars, n’ayant pas été remportée depuis au moins quatre semaines. Alors qu’il remettait sa carte de crédit et son billet dans son portefeuille, il se retourna pour quitter la caisse et bouscula un individu derrière lui. Sous le choc, leurs portefeuilles respectifs se retrouvèrent par terre ainsi que leurs cartes de crédit et leurs billets de loterie.

 

Durant un bref instant, leurs regards se croisèrent. M. senti un fluide électrique parcourir son corps en entier. Il eut la sensation d’être enveloppé d’un fin brouillard lumineux et glacé qui ralentissait ses gestes. Le temps était suspendu et ses doigts refusaient de lui obéir. Enfin, il se secoua et réussit à sortir de cette torpeur envahissante.

 

 Après les excuses d’usage et les sourires gênés, les deux hommes se retrouvèrent avec leurs billets de loterie en main sans savoir lequel appartenait à qui… L’inconnu tendit un des deux billets à M. avec un haussement d’épaules en ajoutant : « Bof ! Vous savez, l’un ou l’autre… le hasard fait parfois drôlement les choses… ». Encore engourdi par le choc qu’il venait de subir, M. prit le billet et le mit dans sa poche sans en vérifier les numéros.

 

Sur la route du retour, il continua à rêvasser sur les possibilités de gagner les millions de la loterie. La même question revenait le hanter. « Et pourquoi pas moi ? Mais ça dérangerait qui donc, que je gagne ? Au moins, moi je sais déjà comment je le dépenserais, ou l’investirais plutôt… Pas comme ces gens qui prétendent que leur vie ne changerait pas d’un iota s’ils gagnaient le gros lot, les imbéciles… Moi, je le distribuerais et j’en donnerais aussi à des œuvres de charité… pourquoi pas moi ? Au moins si je gagnais, je suis persuadé que personne ne s’en plaindrait… »

 

Et tout en conduisant, il revoyait la scène avec l’inconnu, étonné par ce brouillard glacial qui l’avait aveuglé une fraction de seconde.

 

Or, sans crier gare, le destin de M. venait de basculer…

 

***

 

En effet, le samedi suivant M. remporta le gros lot de 48 millions de dollars. Sitôt gagné, sitôt son plan mis à exécution. Après consultation avec plusieurs experts, il répartit ce montant dans plusieurs portefeuilles gérés par des maisons réputées. Il entreprit des voyages éclair à Paris et à New York et acheta deux immenses appartements dans des quartiers huppés de ces villes.

 

Sa famille et ses proches n’en revenaient pas de ses prodigalités et dès que sa femme ou ses enfants exprimaient le moindre désir, il les exhaussait sur-le-champ. Par contre, au-delà du cercle de ses intimes, M. faisait preuve d’une indifférence froide et calculée. Il s’était, en quelque sorte, retranché derrière ses millions et ne se préoccupait plus du reste du monde. Il se justifiait mentalement quand une pointe de remords émergeait à la vue d’un misérable dans la rue : « Ce n’est pas mon problème. J’ai déjà donné. N’ai-je pas créé une fiducie pour aider des pauvres ? » Et il chassait de son esprit toute idée de compassion. Même si l’argent permet de réaliser les rêves les plus fous, il peut parfois avoir l’effet d’anesthésier ceux qui le possèdent.

M. était heureux de son nouvel état et plus grand-chose ne comptait pour lui.

 

Or, dans cet univers où rien ne se perd et rien ne se crée, dans l’éventualité où M. aurait gagné le gros lot, même par inadvertance, un inconnu, quelque part, en aurait payé le prix…

 

***

 

B., cet inconnu qui, sans le savoir et par hasard, avait échangé son billet contre celui de M., aurait dû maudire le destin s’il avait su son malheur.

 

Lui aussi, depuis des années, achetait des billets de loterie suivant un rituel précis duquel il ne dérogeait jamais. Il les achetait chez le même marchand, le même jour, et choisissait toujours les mêmes numéros, avec quelques dollars rognés sur sa maigre paie. Si son épouse lui reprochait parfois de dépenser ainsi son argent plutôt que d’acheter des aliments à leurs enfants, il répondait toujours : « Oui, tu dis ça et quand je gagnerai tu seras la première à me féliciter… ». Ils étaient loin d’être riches et consacraient leurs salaires à l’éducation de leurs deux filles. Ils trimaient dur et vivaient dans la crainte de perdre leur santé.

Pourtant… le destin de B. était inscrit dans les étoiles dès sa naissance et son avenir comprenait un jour miraculeux où il gagnerait des millions. Tous les éléments concouraient en sa faveur : la conjonction des astres, autant les étoiles fixes que celles qui errent dans le ciel, le Soleil conjoint à Neptune et Vega en trigone exact à Andromède. Les bandes zodiacales les plus ténues recelaient des trésors dont seul B. devait jouir. Le cosmos avait déterminé son destin.

 

Or, le hasard avait tout fait basculer, affecté par un autre destin lui aussi inscrit dans les astres.

 

Au cours des mois suivant ces événements, l’épouse de B. fut atteinte d’un cancer fulgurant qui l’emporta en quelques semaines. Alors qu’il se remettait à peine de son deuil, son employeur déclara faillite et il se retrouva sans emploi. Au bout de plusieurs mois de recherches infructueuses, il fut bien obligé de travailler comme pompiste à la station-service de Sainte-Adèle, celle-là même où il achetait ses billets de loterie et où il avait fait la malencontreuse rencontre avec M. un certain week-end d’hiver. Il gagnait à peine de quoi survivre, il avait perdu du poids et son regard avait cette étrange fixité des gens résignés et maudits par le sort.

 

Quand M. s’arrêta à la station-service pour faire le plein en revenant du Mont-Tremblant, il dévisagea un moment ce vieillard filiforme qui courait dans les tous les sens pour servir les nombreux clients. Il lui sembla le reconnaître par sa façon un peu désinvolte de parler, mais sans réussir à le placer exactement. En quittant la station, ce soir-là, M. se dit en haussant les épaules : « Quel malheureux bonhomme ! À son âge, devoir encore courir pour servir des clients… et sans doute pour un salaire de misère. C’est tout même terrible de naître sous une mauvaise étoile ».

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