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LE DON

Elle est assise droite, immobile, sur sa chaise et fixe le lit depuis déjà plusieurs minutes. Sa posture est inconfortable et cela paraît à la façon dont elle penche légèrement la tête. Devant elle, le lit blanc d’où émerge la tête de l’enfant. Le petit corps se soulève au rythme d’un râle qui meuble le silence de la pièce, son état s’est détérioré rapidement sous l’effet du virus. L’ambulance ne devrait plus tarder.

 

Malgré la lumière tamisée, on peut distinguer les traits tirés de la femme, ses pommettes saillantes , ses lèvres serrées. Sa respiration est lente et elle ferme les yeux de longues minutes d’affilées.

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Des images floues lui reviennent, comme des algues effilochées tirées du fond d’une eau sombre. Une première se dessine devant elle et du coup, une vive émotion la saisit. Elle a huit ans et joue dans le jardin quand le chat s’approche d’elle et dépose à ses pieds un oiseau mort, comme une offrande à un dieu. Elle prend le volatile encore tiède, les ailes déployées et le recouvre de ses deux mains. Elle est envahie du désir de voir l’oiseau s’ébattre. Des larmes glissent sur son visage. Elle court vers son grand-père qui somnole à l’ombre. Elle le réveille et lui montre l’oiseau blotti dans ses paumes. Mais en soulevant la main, l’oiseau soudainement s’envole. Elle est étonnée et éclate en sanglots, de joie cette fois-ci.

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Son grand-père lui met la main sur l’épaule, il a compris son désarroi. Il lui sourit et lui murmure: «Ne t’étonne pas. Tu lui as donné la force de s’envoler». Il ajoute avec un clin d’œil pour souligner un secret dont elle se souviendra longtemps : «À l’avenir, quand tu donnes, sois avare». Sur le coup, elle ne comprend pas ces mots qui semblent lui cacher un mystère.

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D’autre images l’envahissent. Les paupières closes elle est submergée de lumières aveuglantes, un tourbillon de couleurs. Elle revoit des personnes qu’elle a connues il y a longtemps, d’autres plus récemment, au hasard des rencontres de sa longue vie, un désordre qui lui donne le frisson. Le visage de sa mère s’impose et elle est surprise de sa vivacité alors qu’elle a disparu depuis des années. Elle a le visage défiguré, l’accident a été soudain, l’impact terrible. Projetée hors de l’auto, elle est étalée sur la route, le sang forme lentement une auréole sur l’asphalte noir. «Maman, reste avec moi! Ne me quitte pas, maman! Je suis ici avec toi». Elle est désespérée mais elle se contrôle. Elle prend la tête de sa mère à deux mains et lui répète: «Maman, ne me quitte pas, je suis ici, avec toi». Elle ferme les yeux, elle est tendue vers ce désir de garder sa mère vivante le temps que les secours arrivent, le temps de se rendre à l’hôpital, le temps de la ramener à la vie. Sa mère a survécu au prix d’un grand sacrifice personnel, les médecins l’ont arraché à l’étau de la mort juste à temps.

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Toutes les images qui l’assaillent ont ceci en commun : celles de personnes qu’elle a connues, de proche ou de loin et qui sont toutes dans leurs derniers instants. Elles sont affaiblies par des maladies terminales, des cancers, des scléroses et des problèmes cardiaques, elles ont subi des accidents de travail, des noyades, des surdoses et même des peines d’amour. Elles sont aux dernières heures de leur parcours et vont mourir. Mais elle les a prises dans ses bras…

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Tout à coup, elle est tirée de son songe par le froissement des draps: l’enfant, son cher petit-enfant, trésaille: elle sursaute. Il ouvre les yeux, la fixe d’un regard éteint, il ne comprend pas ce qui lui arrive. Elle se penche sur son visage, l’embrasse longuement sur le front, ensuite elle lui prend la tête à deux mains et lui chuchote, les lèvres serrées: «Tu vas vivre, tu m’entends? Tu vas vivre. Reste avec moi». Son front touche celui de l’enfant et des larmes glissent sur son visage.

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Les paroles de son père lui reviennent en mémoire: «Nous avons ce don rare de sacrifier de notre temps pour ajouter à celui de ceux que nous aimons. Mais il faut donner avec parcimonie car nous ne connaissons pas la durée de notre propre voyage. Sois sage; donne, mais pas trop!».

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De combien de personnes a-t-elle ainsi réussi à prolonger la vie? Elle l’ignore. Elle en a soutenu des dizaines sans doute, en donnant de son propre temps, en grugeant sur sa vie, sa générosité a été infaillible. Elle n’a jamais tenu de comptabilité de cette nature. De toute façon, se disait-elle, à quoi cela pourrait bien servir si je ne connais pas la durée de ma propre existence?

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Les images se succèdent devant elle à un rythme accéléré, les jets de lumières multicolores lui donnent le vertige. Elle veut sauver son petit-enfant chéri, repousser l’instant fatidique, écarter le danger qui l’assiège, si ce n’est que de quelques heures, quelques jours, le temps de trouver le remède qui le sauvera. Si toute sa vie se résume à cet instant et à ce don ultime, elle est disposée à l’assumer. Son petit-enfant doit vivre. Elle est prête à tout donner jusqu’au solde final.

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L’enfant soudain ouvre les yeux, la regarde et sourit. «Merci, grand-maman, de rester près de moi. Je me sens déjà mieux. Je t’aime, tu sais?»

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Elle se lève pour l’embrasser, sourit et pose un baiser furtif sur son front avant de s’étaler de tout son long sur le tapis.

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​Avant de fermer les yeux, elle distingue clairement la sirène de l’ambulance qui freine devant la maison.

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