top of page
LE MARKETING NOUVEAU : QUELQUES LEÇONS DU GRAND BAZAR D’ISTANBUL

Résumé : Depuis plus de 500 ans, le Grand Bazar d’Istanbul est un lieu privilégié pour apprendre les notions les plus sophistiquées du commerce. Bien avant nos centres commerciaux, c’est là qu’on a inventé le service à la clientèle, le marketing relationnel ainsi que les concepts de stratégies de prix et de publicité.

​

​

***

​​

Celui qui visite pour la première fois le Grand Bazar d’Istanbul reste ébahi devant son étendue, sa richesse et sa complexité. Comment ne pas s’étonner face à ces 4 000 boutiques réparties sur plusieurs kilomètres de ruelles couvertes, certaines à peine assez larges pour laisser passer une personne. On y retrouve des marchands de bijoux et de joaillerie, de cuir et de maroquinerie, de céramiques, de tapis, d’articles de maisons, de verreries, d’antiquités, de t-shirts et d’habits de tous genres, d’argenterie, de babioles, etc. Si vous ne le trouvez pas ici, ce que vous cherchez n’existe probablement pas.

À ses débuts au 15e siècle environ, ce bazar regroupait des artisans qui fournissaient au Sultan, au sérail, au harem et à l’aristocratie ottomane des objets uniques, dont ils avaient besoin. Des règles strictes, concernant la gestion des commerces et du bazar en général, avaient alors été établies. Par exemple, toutes les boutiques devaient avoir la même superficie. Aujourd’hui, ces règles sont encore appliquées, même si le nombre d’artisans et de boutiquiers a augmenté, et que la clientèle afflue du monde entier pour y faire de bonnes affaires.

​

L’observation attentive du négoce révèle des différences importantes avec le commerce de détail tel qu’il est pratiqué en Amérique du Nord, en particulier dans les centres commerciaux, qui en sont la version moderne et occidentalisée. Le Grand Bazar d’Istanbul est en exploitation depuis plus de cinq cents ans et continue de s’étendre et de grandir. Comment expliquer un tel phénomène ? Y a-t-il des leçons à en tirer et pourrait-on les transférer en Amérique du Nord ?

​

On constate, tout d’abord, que les magasins sont regroupés par produits. La section des bijoutiers, par exemple, comprend des douzaines de bijouteries, ce qui, à premier abord, semble défier notre logique de saine concurrence nord-américaine. Comment tous ces bijoutiers, présumés concurrents, peuvent-ils tolérer une telle proximité et survivre ? La réponse est, à mon avis, double. Premièrement, pour survivre dans ce bazar, il faut se spécialiser. Ainsi, dans le quartier des bijoutiers, trouvera-t-on des spécialistes de l’or ouvragé, de l’or serti de pierreries, des bijoux simples, des parures, des pièces antiques, etc. Si vous cherchez un bijou en or de quelque nature, quel qu’en soit le prix, il est certain que vous le trouverez ici. Deuxièmement, la spécialisation aidant, si un bijoutier n’a pas ce que vous cherchez, il s’empressera de vous recommander au spécialiste qui saura vous satisfaire. Ce n’est pas nécessairement un comportement que l’on verrait en Amérique du Nord. Au Grand Bazar, les marchands ont compris que leur réussite personnelle dépend en grande partie de la réussite de tout le Bazar. La satisfaction du client à trouver ce qu’il cherche est la condition du succès collectif et individuel. Pour ce faire, l’entraide et la coopération deviennent la norme entre concurrents.

​

Il est intéressant de pousser un peu plus loin la notion de concurrence. Il n’est pas question, dans le Grand Bazar d’Istanbul, de se faire une concurrence à outrance. Chaque marchand travaille pour son propre succès bien sûr, mais s’il doit aider un concurrent, il le fera volontiers, sachant bien que ce n’est pas un concurrent direct, puisqu’il est spécialisé dans une branche distincte et connexe. De plus, en aidant son voisin, celui-ci aura envers lui une dette qu’il réglera dans un avenir proche. Ici, on n’écrase pas le concurrent, on peut même lui donner un petit coup de pouce. Il ne semble pas non plus qu’il y ait des marchands qui désirent prendre de l’expansion et grossir jusqu’à se transformer en chaîne de magasins, au détriment de voisins. Il n’y a pas, semble-t-il, de prises de contrôle ni amicales ni hostiles, comme on en voit en Amérique du Nord. Plutôt, certains vont prendre des positions minimes chez un voisin en échange d’une part de leur propre boutique. Il se forme ainsi des sortes d’alliances qui donnent une force et une cohésion à tout un réseau de marchands regroupés dans le Grand Bazar.

​

Cela ne veut pas dire que les commerçants n’ont pas l’ambition de grandir et d’accroître leurs activités. Quand c’est le cas, ils choisissent la voie de la diversification. Un bijoutier peut exploiter deux ou trois autres boutiques de produits différents : cuir, tapis, céramiques, etc.

​

La notion de merchandising est également sensiblement différente dans le Grand Bazar. Toutes les marchandises sont exposées dans les vitrines et constituent la grande majorité du stock du commerçant. En matière de merchandising, on va au plus simple : on dispose toute la marchandise sur le comptoir sans égard au roulement ou au planigramme !

​

Il n’y a pas non plus de publicité dans le Grand Bazar. Elle y a été d’ailleurs défendue dès sa création. L’exposition de la marchandise, soit dans une vitrine, soit sur l’étalage adjacent à la porte du magasin peut être considérée comme une forme de publicité. Par contre, celle qui est la plus couramment pratiquée ici est la publicité du bouche-à-oreille : le client satisfait le dit à son voisin, qui le dit au suivant et ainsi de suite. C’est du marketing direct avant la lettre !

​

Si, par hasard, vous voyez un objet qui suscite votre intérêt, le marchand qui vous épie vous invite à entrer dans sa boutique et à entamer une discussion. Certains consommateurs, principalement les touristes nord-américains, trouvent désagréable cette façon d’être sollicité qui peut sembler assez directe ou agressive. Ils sont plutôt habitués à être laissés seuls et à déambuler dans un magasin sans aide. Ici, le marchand vous informe qu’il veut vous aider et répondre à vos questions. La transaction commerciale qui pourrait s’en suivre est avant tout une source d’interaction sociale et même de jeu. Si on comprend cela, on sort de l’expérience satisfait, non seulement d’avoir acheté l’objet désiré, mais souvent de s’être fait un ami chez qui l’on retournera pour des conseils sur d’autres achats dans le Grand Bazar. Le commerçant habile va vous séduire avec une approche légère, teintée d’humour ou de civilité agréable, avec un compliment ou une fleur. Il cherche à vous faire sourire. S’il réussit, le reste s’enclenche facilement. On est loin de l’accueil réservé de nos magasins en Amérique du Nord où les vendeurs vous répètent, sans trop y croire : « Est-ce que je peux vous aider ? »

​

Dans le Grand Bazar, ce sont les relations humaines qui dominent, car ces commerçants, avec leurs centaines d’années d’expérience, ont compris qu’elles sont à la base de toute décision d’achat et constituent la source du véritable service à la clientèle. De cette relation, peut-être naîtra une transaction commerciale immédiate ou peut-être pas. Cela est secondaire, car l’important est que la relation soit bien amorcée, créant par le fait même un lien de confiance. En Amérique du Nord, on ne semble pas prêter grande attention à l’aspect relationnel et humain des transactions commerciales, ou si on en fait cas, c’est de façon peu sincère. Il n’y a qu’à en faire l’expérience en communiquant avec un centre d’appel : « Votre appel est important pour nous… » Ah, oui ? Et on vous laisse poireauter sur la ligne de longues minutes.

​

Qu’en est-il de la stratégie de prix dans de telles conditions ? Le calcul de la marge de profit est assez approximatif dans le bazar. Le marchand connaît son prix coûtant, mais n’ajoute pas nécessairement un pourcentage fixe de profit. Celui-ci est inférieur aux marges élevées pratiquées en Amérique du Nord, qui peuvent généralement atteindre 100 %. Dans le bazar d’Istanbul, le marchand se contente d’une marge d’environ 15 à 50 %, bien que cela soit aussi difficile à découvrir qu’un secret d’État. Le prix d’un objet variera en fonction de la « tête du client », de sa capacité à négocier, de la relation ainsi créée et de la conjoncture des affaires au moment de la transaction. On ne peut pas parler de stratégie de prix fixe ou universelle, mais plutôt d’une stratégie opportuniste et dynamique. C’est tout l’art du commerce et au Grand Bazar, cet art reflète des années d’expérience. Pour l’exercer, il faut, en contrepartie, des consommateurs qui sauront l’apprécier et en profiter.

​

Les caractéristiques du marketing du Grand Bazar d’Istanbul peuvent-elles être exportées et appliquées ailleurs ? Marchands et consommateurs pourraient-ils ainsi en bénéficier ? Je ne le crois pas. Mais elles pourraient — et devraient – inspirer ceux qui désirent relancer leur commerce, bâtir et nouer des liens plus intimes avec leurs clients, et de façon générale, améliorer leur service à la clientèle.

Visites

bottom of page