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LE RAPPORT MERRY

Résumé : L’auteur découvre chez un antiquaire de Magog, dans les Cantons-de-l’Est, un vieux document rédigé par un certain Leslie Merry, professeur d’université, concernant ses recherches du fameux monstre du Lac-Memphrémagog. Mythe ou réalité ? Les résultats de l’investigation de ce mystère le forceront à se poser des questions essentielles sur notre perception de la réalité et la fluidité du monde qui nous entoure.

Chaptire 1

Le monstre du lac

 

C’est au fond d’une caisse de bière en bois, datant des années cinquante, sur laquelle on pouvait encore lire les lettres délavées de la brasserie Molson, que j’ai découvert l’épais cartable de notes manuscrites du Professeur Leslie H. Merry. J’étais entré par curiosité dans ce magasin de la rue Principale à Magog, dont l’enseigne affichait pompeusement le mot « Antiquaire », alors que ce n’était, au mieux, qu’une boutique de brocante et de bric-à-brac. Dans cet antre à l’odeur de moisi, on se déplaçait difficilement entre les tables et les vitrines remplies de verreries, de pichets en faïence ébréchés, d’ensembles de thé en métal noirci, de vieux livres écornés, de boutons d’uniformes militaires rouillés et de bijoux de toc démodés. Le tout était poussiéreux, brisé, triste.

J’avais remarqué la caisse sous une table, car elle soutenait une statue en plâtre d’une Vierge aux mains jointes. Deux livres à la couverture jaunie par le temps avaient attiré mon attention : The Eastern Townships : A Pictorial Record de DeVolpi et Scowen ainsi qu’un Hunter’s Eastern Townships Scenery. En les feuilletant rapidement, je leur trouvai une certaine pertinence avec la monographie que je préparais sur l’histoire de l’exploitation forestière de la région de Magog à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Quand je demandai le prix des deux livres à la vieille dame trônant derrière son comptoir, les lunettes sur le bout du nez, elle me fixa droit dans les yeux :

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- Ah non ! C’est toute la caisse qu’il faut prendre, me dit-elle sur un ton catégorique.

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- Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de tout ce lot ? Je ne veux que ces deux livres. Et combien vous demandez pour la caisse ?

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- Soixante dollars, me répondit-elle sur un ton tout aussi sec.

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- Écoutez, je ne veux que ces deux livres. Je vous donne quarante dollars comptant et pas plus !

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- OK ! fut sa réponse immédiate.

 

Je saisis la caisse à deux mains et sortis du magasin, la portant comme un trophée de chasse. Arrivé chez moi, je la déballai fébrilement et découvris, outre les deux livres, trois plaquettes au nom de Leslie H. Merry, des chemises remplies de feuilles. Elles se répandirent d’ailleurs sur le tapis et semblaient être des notes de cours. J’y trouvai également deux cartables bruns noués par de larges rubans noirs. Puis, au fond, je découvris des étuis à lunettes, de vieux stylos, une tasse ébréchée avec le blason de l’Université Bishop’s et une plaque de cuivre sur bois avec la mention : To Professor Leslie H. Merry, for 35 years of distinguished services.

 

C’est en lisant les notes de cours, les plaquettes et les cartables au fond de la caisse que je fis connaissance avec le professeur Merry. L’endos d’une des plaquettes affichait son portrait couleur sépia en redingote et col dur. Il se tenait le torse bombé, l’air sévère, des lunettes dans sa main droite, la gauche nonchalamment dans la poche d’un pantalon rayé.

 

Bien plus tard, mon enquête devait me révéler que le professeur Merry était un descendant de Ralph Merry III, l’un des pionniers de la ville, arrivé du Massachusetts en 1798 et qui fut propriétaire du barrage et d’une importante scierie. Héritier d’une bonne fortune, le professeur Merry ne s’intéressait aucunement aux affaires et avait opté pour une carrière scientifique. Il avait d’ailleurs enseigné les sciences naturelles, la biologie et la physique à l’Université Bishop’s de 1920 à 1955. Il s’intéressait à la géologie et à la zoologie et avait écrit deux livres : Topography and Geology of Lake Memphrémagog Region et Caves and Tunnels of the Coaticook Depression : a Methodical Investigation. Il avait acquis une certaine notoriété dans la région grâce à ses recherches sur le monstre du lac Memphrémagog, comme en témoignaient des coupures de journaux locaux de l’époque. Des lambeaux jaunis du Stanstead Journal le qualifiaient de « odd professor from our local University » et de « irrepressible monster-hunter and dream-catcher ». (1)

 

Le fameux monstre du lac Memphrémagog! Qui n’a pas entendu parler de cette légende bien de chez nous? La version québécoise du monstre du Loch Ness! Une légende, sans doute, qui remonte à plusieurs dizaines d’années, certains diraient même au début du XIXe siècle. D’autres rapportent que les Amérindiens de la région, dont les Abénakis, tenaient le lac pour un lieu sacré, une sorte de trait d’union entre le Grand Esprit et les hommes. Des chants indiens recueillis par Théophile Régimbald, un jésuite qui avait parcouru les Cantons dans les années 1850, font mention du « serpent à sept têtes qui revient au soleil couchant… »

 

Ma curiosité piquée à vif, j’ai voulu moi-même me renseigner sur ce sujet. Il semblerait que la première trace écrite concernant le monstre du lac remonterait à 1754. Dans ses Annales historiques du Comté de Poton datant de 1893, Georges-Étienne Paradis rapporte que cette année-là, des fermiers déterminés à chasser les Abénakis de la région une fois pour toutes, s’étaient armés et organisés sous le nom de Rascal Rangers. Ils entreprenaient des raids sanglants des villages amérindiens avoisinants, et ceux-ci ripostaient par des attaques-surprises de fermes isolées. Lors de l’une de ces expéditions, les Rascal Rangers, ayant traversé le lac à la rame, furent pris dans un guet-apens, non loin de l’agglomération qui porte aujourd’hui le nom de Georgeville. Poursuivis par une bande d’Abénakis, ils sautèrent dans leurs embarcations en direction sud. Ils découvrirent, dans la falaise, une caverne largement ouverte au fil de l’eau. Celle-ci est connue de nos jours sous le nom de Skinner’s Cave. Ils y trouvèrent refuge, protégés par une végétation de joncs et d’arbres à moitié immergés. La troupe de Rascal Rangers y passa la nuit, attentive au moindre bruit, mais le calme régnait.

 

Ce n’est que le lendemain, aux premières lueurs de l’aube, qu’ils osèrent sortir. Leur surprise fut grande quand ils constatèrent que les Abénakis avaient abandonné leur poursuite. Rapidement, à force de bras, ils retraversèrent le lac pour rejoindre leur village. Deux ans plus tard, un des rescapés, Timothy Wilson, confiait à son fils qu’il tenait d’un Métis local que les Abénakis leur avaient laissé la vie sauve, car ils étaient convaincus que les Rascal Rangers s’étaient réfugiés dans l’antre du monstre du lac et que celui-ci les dévorerait sûrement. M. Wilson aurait affirmé ainsi qu’ils avaient été tous sauvés grâce au monstre du lac ! Et il ajoutait que lui-même l’avait vu, de ses propres yeux…

 

Une légende? Qui sait?

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Chapitre 2

Le cas Macaulay

Comme toute légende, celle du monstre du Lac-Memphrémagog a ses défenseurs et ses détracteurs. Ceux-ci fourbissent périodiquement leurs armes et montent aux barricades pour défendre leur version. C’est alors l’occasion de débats et de polémiques musclés, repris par les journaux avec force interventions et appuis de spécialistes et d’hommes de sciences de toutes allégeances, chacun y allant de ses explications, théories et interprétations.

 

De temps en temps, on rapporte dans les journaux qu’un vacancier pratiquant la pêche ou la voile sur cet immense lac de 43 km, aurait aperçu une forme étrange qui sortait de l’eau. Certains parlent d’une sorte de long tuyau, un cou peut-être, surmonté d’une petite tête ou d’une grosse tête selon des versions, recouvert d’écailles dorées qui luisaient étrangement au soleil couchant.

 

J’avais entendu ces histoires à plusieurs reprises. Sans vraiment avoir d’opinion précise sur le sujet, je les trouvais amusantes sans plus, au même titre d’ailleurs que les histoires du Loch Ness. Mon esprit cartésien et surtout ma formation d’historien m’empêchent d’accepter d’emblée des informations et des données qui ne sont pas vérifiables, mesurables et fiables. Par contre, je ne suis pas prêt à les rejeter du revers de la main non plus. L’Histoire est tissée de croyances qui furent, à certaines époques, des dogmes de foi, et qui, à la suite d’un examen scientifique objectif, se sont révélées de stupides sornettes.

 

La lecture des notes du professeur Merry fut des plus intrigantes. Au début, j’avoue avoir été amusé à l’idée que cette histoire de créature fantastique ait pu survivre tant d’années. Cependant, la documentation considérable accumulée par le professeur, le sérieux de sa démarche et surtout, l’urgence du style m’amenèrent à remettre en question mes opinions à ce sujet et à considérer la possibilité de l’existence du monstre.

 

****

 

J’ai lu et relu attentivement les quelque deux cents pages que le professeur avait recouvertes de son écriture serrée, droite et claire. D’une encre bleue, ce texte ressemblait à des vagues dessinées avec précision, tout ourlées d’écume. Par leur allure distinguée et nette, sans aucune rature, ces notes auraient pu être écrites d’un seul jet. Pourtant, les dates inscrites en marge de certaines feuilles révélaient qu’elles couvraient une période allant de 1921 à 1960, se terminant à la mort du professeur.

 

Après une première lecture cursive de l’ensemble du texte, intrigué par le contenu autant que par la démarche rigoureuse d’investigation et la foule de détails soigneusement rapportés par le professeur, j’entrepris une analyse plus poussée et systématique de chaque chapitre. Je voulais revoir toutes ces informations à la lumière de ma formation d’historien.

 

J’ai consacré plus de quatre mois à cet exercice, soit, un été entier et quelques semaines additionnelles, prises ici et là sur mon horaire déjà chargé de professeur au Cégep de Sherbrooke. J’ai pu ainsi recouper certaines données notées par le professeur Merry avec des renseignements publiés dans les journaux de l’époque et avec des entrevues avec certaines personnes encore vivantes à qui il avait parlé et que j’ai retrouvées au prix de grands efforts. Enfin, j’ai eu de longues conversations avec certains spécialistes en dragonologie et en cryptozoologie, sciences qui s’intéressent aux animaux cachés.

 

J’ai longtemps hésité sur la façon de présenter les travaux du professeur. Il ne faisait aucun doute dans mon esprit qu’il fallait les diffuser auprès d’un large public. Cette somme d’information se devait d’être répandue et connue, même si elle risquait de créer la controverse dans certains milieux.

 

Publier ces notes telles quelles, avec mes propres commentaires en marge des textes, aurait été, sans doute, la façon « scientifique. » Par contre, le style ampoulé, à la mode dans certains milieux académiques de l’époque ainsi que le ton souvent doctrinal du professeur auraient rendu la lecture rébarbative et découragé certains lecteurs.

 

Afin de rendre les travaux de Leslie H. Merry accessibles au plus grand nombre, j’ai donc décidé de choisir quelques cas d’observation particulièrement intéressants du monstre du lac et de rapporter fidèlement ses observations et ses commentaires. J’y ajouterai les miens, en complément de mes propres recherches sur le sujet. Il me semble que cette méthode a l’avantage d’actualiser les travaux du professeur, sans en affecter l’authenticité.

 

Il est difficile de rester indifférent aux travaux du professeur ; j’en ai moi-même été profondément marqué. Est-ce le ton fébrile de la recherche ? Cette quête d’une certaine vérité ? Ces questions et ces hypothèses qu’il soulève sur tel ou tel fait ? Ou bien est-ce le sujet même qui m’a fasciné par son mystère ? Peut-être est-ce la confrontation continuelle entre une réalité tangible et une perception virtuelle que tentait de cerner le professeur ? Toujours est-il que moi aussi j’ai été piqué par cette fièvre, au point qu’à chaque lecture de ses notes, je découvrais de nouvelles pistes d’investigation.

 

J’en suis arrivé à une conclusion surprenante : Leslie H. Merry cherchait « autre chose » à travers les apparitions du mystérieux animal et son existence possible ! Je suis convaincu aujourd’hui qu’il voulait prouver bien davantage que l’existence d’un monstre insaisissable vivant dans les profondeurs vertes du lac. Par les questions qui revenaient souvent sous sa plume, il effleurait d’une façon subtile un autre phénomène qui était intimement lié à l’animal et à ses apparitions. En filigrane aux recherches scientifiques du professeur, je pouvais percevoir son intuition qui expliquerait le mystère du lac, qui donnerait un sens aux apparitions du monstre et beaucoup plus…

 

Mais là-dessus les notes du professeur restent muettes.

 

Le cas Macaulay

 

Dès les premiers feuillets, le professeur Merry indique avoir entendu parler pour la première fois du monstre du lac en 1921, lors de son voyage de noces. L’année précédente, il avait accédé au poste de professeur de sciences à l’Université Bishop’s et en juillet 1921, il épousait Edmée Robichaud, dont le père tenait un magasin de tissus et de rubans sur la rue St-Patrick, à Sherbrooke. Le jeune couple s’était installé pour une semaine à l’Auberge Georgeville, au village du même nom, sur la rive Est du lac, à une quinzaine de kilomètres de Magog. Pendant que madame faisait sa broderie, monsieur partait à la pêche, accompagné de Greg Macaulay, le pourvoyeur du coin.

 

C’est ce dénommé Greg qui révéla au professeur l’existence de l’étrange animal. Celui-ci nous rapporte la description qu’en faisait Greg en ces termes :

 

« Vers la fin de l’après-midi, au moment où les vagues tout à coup se calment et qu’un silence opaque se répand sur l’eau sombre du lac, plusieurs personnes affirment avoir vu, de façon bien réelle, un animal énorme qui sort sa grosse tête de l’eau. Tous jurent qu’il a un très long cou recouvert d’écailles luisantes qui reflètent les rayons du soleil. Parfois, certains affirment avoir remarqué une queue sortant de l’eau et formant trois ou quatre demi-cercles. Tous sont, non seulement, foudroyés par ce spectacle soudain, mais surtout étonnés par le silence qui entoure cette apparition. Cet immense animal se déplace sans bruit et, chose étrange, sans créer la moindre vague. Il nage quelques secondes, parfois quelques minutes, et disparaît sans laisser de traces et la surface de l’eau reste calme. »

 

Le professeur aurait fait quelques commentaires sceptiques, car Greg avait ajouté :

 

« Vous pouvez ne pas me croire, je peux comprendre ça. Moi non plus, je n’y croyais pas. Mais toutes les personnes qui l’ont vu, et j’en connais quelques-unes personnellement, sont sorties de cette expérience transformées. »

 

Devant les questions pressantes du professeur, il semble que Greg serait demeuré vague sur ce qu’il qualifiait de « transformées ». Avant de s’enfermer dans un mutisme mystérieux, il aurait même ajouté :

 

« Allez donc leur parler et vous verrez bien par vous-même. »

 

Le professeur conclut cette partie de pêche, intrigué et curieux. Piqué à vif, il consacrera désormais ses énergies à la recherche de ce mystérieux animal. Dès son retour à l’université cet automne-là, il commence son enquête ; elle devait durer presque quarante ans. Durant toutes ces années, le professeur Merry a répertorié presque tous les cas d’apparition du monstre, interrogé une foule de témoins oculaires, sondé lui-même les eaux du lac, dessiné toutes les versions visuelles rapportées. Une cinquantaine de cas soigneusement documentés, chacun avec les particularités et les conditions qui existaient lors des apparitions, allant du climat à l’état de santé physique et mentale des témoins, n’hésitant pas à porter à l’occasion des jugements personnels sur leur fiabilité ou leur notoriété.

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Chapitre 3

Le cas Ahern

Juillet 1931. Leslie et Edmée Merry sont à l’Auberge Georgeville pour célébrer leur dixième anniversaire de mariage. Le professeur inscrit dans son calepin :

 

« Greg vient me chercher tous les matins à l’aube et nous partons à la pêche. Nous amarrons à la pointe Merry et nous rentrons vers 8 heures, la chaloupe pleine de truites de plusieurs livres. Edmée est alors levée et nous prenons le petit déjeuner sur la terrasse ».

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Lors de ce séjour, il rencontre Robert Ahern. Banquier à Montréal, M. Ahern venait régulièrement avec son épouse chercher quelques jours de repos loin de la vie trépidante de la grande ville. Ce sont certaines confidences que M. Ahern fera au professeur lors de ce séjour qui le pousseront de façon définitive à tenter d’élucider le mystère du lac. Jusque-là, il menait son enquête en dilettante.

 

Le professeur rapporte qu’un soir, après une brève partie de whist, leurs épouses s’étant retirées, les deux hommes étaient sortis sur la terrasse fumer un ultime cigare, un verre de porto à la main.

 

« M. Ahern semblait pensif et après avoir lentement tiré sur son cigare, il s’est penché vers moi et dans un murmure il m’a dit : »

 

« Vous savez, il y a deux ans, j’ai vu de mes propres yeux un étrange animal qui sortait des eaux du lac. Je vous en prie, ne pensez surtout pas que je divague. Si je vous en parle, c’est que vous me semblez être un homme honnête et capable de me comprendre. Après tout, vous êtes bien professeur de sciences à l’université ? Donc, vous êtes habitué à rechercher l’explication des phénomènes de la Nature. Ce que j’ai vu ce jour-là est vraiment étrange ; cette vision m’obsède encore ».

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« Il laissa échapper un long soupir et la fumée lui ceintura la tête d’une auréole grise. Devant mes questions pressantes, il poursuivit son récit que je rapporte ici presque mot à mot, tellement il m’a surpris. »

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« Voilà. Nous venons, ma femme et moi, régulièrement à l’auberge. Cela doit bien faire quinze ans que nous y passons un week-end, parfois une semaine entière. La première fois que nous sommes venus ici, nous étions jeunes mariés. Emma était tellement éprise de ce site qu’elle m’avait chuchoté un soir sur un ton câlin, en fixant ce superbe paysage du Mont-Éléphant : “Cet endroit est si merveilleux ! Sa beauté ferait oublier les pires douleurs… Promets-moi que si un jour tu devais m’annoncer une mauvaise nouvelle, c’est ici et nulle part ailleurs que tu viendrais le faire !” Pour toute réponse à cette boutade teintée d’humour, j’acceptai rapidement et n’y pensai plus.

 

Or, il y a deux ans, j’avais décidé de quitter Emma. Je n’étais plus heureux… enfin, bref, je ne vous importunerai pas avec les détails de ma vie privée. Le fait est que lorsque je pris la décision d’annoncer à ma femme que j’allais la quitter, cette conversation m’est soudainement revenue en mémoire. Je proposai donc à Emma un week-end ici. C’est durant ce week-end que se produisit l’événement qui allait changer ma vie.

 

Dans l’après-midi du samedi, j’avais entraîné Emma vers la berge, à l’endroit précis où elle m’avait fait sa fameuse demande quelques années plus tôt. Je voulais lui parler calmement des raisons qui motivaient ma décision, de mon cheminement, de mes états d’âme, de ce que je vivais depuis quelque temps. Arrivés au bout du quai, nous nous sommes assis. Emma prit ma main et la garda entre les siennes. Nous fixions la montagne au loin, nous avions une vue imprenable sur le lac, la baie Sargeant et le Mont-Éléphant. Un silence propice aux confidences nous enveloppait, cadencé par le clapotis de l’eau.

 

Je contemplais le paysage sans nuages, alors qu’en moi je vivais un bouleversement d’émotions et un tumulte de pensées. Je cherchais les mots justes qui devaient traduire ma décision tout en atténuant leur portée. Je connaissais l’attachement d’Emma à mon égard et j’avais passé quelques belles années en sa compagnie. Je l’avais aimée et elle avait été une compagne loyale, affectueuse et prévenante.

 

Alors que j’étais perdu dans mes pensées, soupesant les mots qui amortiraient le choc, des vagues ourlées d’écume se formèrent sur l’onde. Je me souviens que cela me surprit sur le coup parce que le vent était tombé et qu’il n’y avait pas d’embarcations sur l’eau. La surface du lac devenait de plus en plus agitée, mais ce qui m’intrigua le plus fut le silence pesant qui tout à coup nous enveloppa.

 

Emma observait cette scène et paraissait surprise, elle aussi. Elle se retourna vers moi, une question sur les lèvres, quand tout à coup, un long serpent — ou ce que je pris d’abord pour un serpent — émergea de l’eau lentement, ruisselant. Une tête relativement petite par rapport à un très long cou de plus de six ou sept pieds, j’en suis convaincu et qui se perdait dans l’eau sombre. La bête avait deux énormes yeux globuleux d’un vert émeraude presque transparent. Sa tête avait une forme qui me semblait triangulaire de là où j’étais assis et se terminait par un long museau aux narines protubérantes, un peu comme celles des crocodiles. Sur son front, une corne, peut-être deux, je ne sais plus. Sa mâchoire inférieure était légèrement ouverte laissant voir une rangée de petites dents pointues. Et ce cou qui n’arrêtait pas de sortir de l’eau ! Bientôt, sa tête nous dépassa et nous avons dû lever les yeux pour suivre ses mouvements. L’être étrange n’était qu’à une cinquantaine de pieds du quai et je pouvais aisément distinguer les écailles dorées et luisantes qui recouvraient son cou.

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Tout à coup, la bête tourna sa tête vers nous. Lentement, par un mouvement sinueux, elle fit mine de se rapprocher de nous, ou du moins j’en eu l’impression. En fait, l’animal demeurait à la même distance, mais avait baissé la tête jusqu’à notre hauteur. Nous pouvions clairement voir son regard aqueux et profond. C’est à ce moment qu’Emma poussa un léger cri et s’effondra sur mon épaule. Je regardais fixement la bête, mais ne remarquai aucun signe d’agressivité de sa part. Au contraire, son regard me transperçait calmement, je dirais même avec une certaine douceur. Je ne ressentais aucune crainte, mais plutôt comme un fluide électrique qui me parcourait tout le corps, tiède et bienfaisant. Étrange, vous ne trouvez pas ?

​

Sans bruit, le long cou de la bête glissa dans les eaux scintillantes sous les derniers rayons du soleil. Aussi lentement qu’elle était apparue, la bête disparut dans ce même silence étrange. Combien de temps avait duré cette vision ? Je ne pourrais le dire avec certitude. Mais quand je sortis de l’état de torpeur dans lequel je me trouvais, le soleil avait disparu derrière la montagne.

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Emma gisait contre moi. Elle respirait à peine, les lèvres entr’ouvertes, elle semblait rêver calmement. Je la dévisageai comme si je la voyais pour la première fois ; je remarquais chaque pore de sa peau satinée, son grain de beauté près du lobe de l’oreille, ses narines fines comme des pétales, ses paupières ambrées. Je ne pourrais pas décrire ce flot d’affection qui montait soudainement en moi. Les mots que j’avais choisis avec difficulté quelques instants auparavant étaient oubliés, leur motivation même avait disparu. J’en étais moi-même éberlué. Elle était là, blottie paisiblement contre moi, vulnérable et abandonnée à sa rêverie. Je me retrouvai comme aux premiers jours de nos amours ».

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Le professeur Merry poursuit la description du récit de M. Ahern, soulignant la transformation que ce dernier avait vécue et le dénouement heureux sur son mariage. Il indiquait que le banquier lui avait confié n’avoir rien dit à sa femme au sujet de ses tourments, mais que, depuis ce jour où ils avaient vu l’étrange animal du lac, ils filaient le parfait amour.

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Quelques pages plus loin, le professeur y va de ses propres commentaires sur cette affaire et tente d’expliquer ce que le couple Ahern avait vu ce jour-là :

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« Il faut noter deux phénomènes distincts dans le cas Ahern. Premièrement, la vision de la bête, de son apparition et des conditions qui l’entourent. La description très précise de M. Ahern, et que j’ai pu contrevérifier lors de mes discussions subséquentes avec Mme Ahern, place ce cas parmi les plus intéressants. Les deux témoins donnent les mêmes détails quant à la taille, la couleur et la forme des parties visibles de la bête. Bien qu’ils aient eu le temps pour se composer une histoire, mes questions, posées à chacun pris séparément, auraient dû révéler des incongruités, ce qui n’était absolument pas le cas. Au contraire.

 

Mais il y a plus. Tous deux m’ont confié qu’en aucun temps ils n’avaient eu peur. Mme Ahern m’a affirmé que c’est sous l’effet de la surprise, et non de la peur, qu’elle s’était évanouie. À son réveil, elle avait ressenti un sentiment de bien-être, comme lorsqu’on se réveille après une bonne nuit de sommeil.

 

Deuxièmement, il nous faut considérer le changement d’attitude de M. Ahern. Comment l’expliquer ? Voilà un homme d’affaires pragmatique, ayant les deux pieds bien sur terre, habitué aux décisions difficiles, et résolu à annoncer à sa femme son intention de la quitter. Soudainement, sans explication logique, le voilà qui change d’avis et retombe amoureux d’elle “comme au premier jour”. M. Ahern m’a décrit avec précision le regard de la bête et la sensation électrique qu’il avait ressentie. Y-a-t-il un lien entre ce regard et son amour retrouvé ? »

 

Professeur Merry poursuit son analyse sur plusieurs pages, essayant de trouver un lien quelconque entre les différents détails fournis par les témoins. Il est perplexe. Ce cas l’intrigue au plus haut point et restera longtemps comme une épine au flan de son esprit scientifique. C’est un des premiers cas répertoriés par le professeur et c’est surtout celui qui allait le lancer irrémédiablement dans une quête qui devait le consumer toute sa vie.

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Moi-même, en relisant ces notes, j’ai été intrigué par ce rapprochement que font M. Ahern et le professeur, entre la vision de la bête, son regard, cet étrange fluide électrique et le changement dans l’attitude du témoin.

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Mais ce n’était là que le début de mon étonnement…

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Chapitre 4

Le cas du Père Girard

Parmi les récits les plus intrigants rapportés par le professeur Merry, il y en a quelques-uns dont j’ai pu vérifier l’exactitude personnellement. Dans certaines circonstances, j’ai pu retracer des témoins et les questionner longuement.

 

Un des cas les plus émouvants décrits par le professeur est celui du Père Girard, Bénédictin à l’abbaye de Saint-Benoît-du-Lac. Il avait vu l’animal du lac en 1953 et le professeur l’aurait interrogé au printemps de 1954. Grâce à une petite investigation rapide, j’ai appris que Père Girard vivait toujours à l’abbaye. À force de demandes répétées et, il faut bien l’admettre, de subtiles pressions exercées sur des administrateurs de l’Université de Sherbrooke proches de l’abbaye, j’ai pu enfin discuter face à face avec le principal intéressé.

 

Aujourd’hui âgé de plus de soixante-dix ans, Père Girard est un grand bonhomme, droit comme un chêne, les cheveux à peine grisonnants, le regard pétillant, le sourire affable, le geste vif et le ton posé de quelqu’un qui a le temps devant lui. Je l’ai rencontré dans le parloir de l’abbaye et après avoir vérifié le sujet de ma rencontre, il m’a invité à le suivre sous les grands arbres de l’allée qui descend vers le lac. Au bout de quelques pas dans l’ombre fraîche, il posa sa main sur mon bras et dit en me fixant dans les yeux :

 

- Vous venez remuer là de vieux souvenirs, mais qui sont toujours présents et bien vivants en moi. Tous ces événements je les revois souvent et c’est comme si c’était hier. Notre mémoire est un étrange et merveilleux instrument. Une odeur, un geste, un rien et nous voilà envahis par des images et des présences qui semblent tellement réelles et qui nous bouleversent tout aussi fortement que lorsqu’on les a perçues la première fois.

 

- Je comprends ce que vous ressentez et je ne voudrais pas vous importuner, mais l’enquête que j’ai entreprise sur le serpent du lac m’amène à vous. J’ai lu le rapport du professeur Merry, rédigé en 1954, concernant l’expérience que vous aviez vécue l’année précédente. Je désire simplement valider quelques détails et m’assurer de certains faits.

 

- Oui, oui ! Tout à fait ! Et vous ne m’importunez pas du tout. Je vais répondre à vos questions. J’ai vécu effectivement des événements étranges et j’ai été témoin de faits bizarres que je ne m’explique toujours pas. Je ne peux faire autrement que de les rapporter de la façon la plus précise et la plus complète possible. Si cela peut vous aider, tant mieux. Alors, dites-moi, que voulez-vous savoir ?

 

Nos pas nous avaient menés au bord du lac. La berge était dégagée en une petite pelouse soigneusement coupée. Nous nous sommes assis sur un banc, face au lac. En cette fin d’après-midi d’automne, seul le murmure de l’eau montait vers un ciel sans nuages.

 

- Dans le rapport rédigé par le professeur, il est dit que vous avez vu un étrange animal, ici même, en septembre 1953. Vous avez rencontré le professeur Merry en juillet 1954 et vous lui avez donné des détails très précis sur cette vision. Pourtant, j’ai constaté certains trous dans son rapport. Était-ce des omissions voulues ? Je désire que vous me racontiez ce que vous avez vu, en vos propres mots. Peut-être pouvez-vous commencer par me dire ce qui vous a amené au bord de l’eau ce fameux jour ?

 

- Il est bien étonnant que le professeur n’ait pas développé davantage sur ce point. Pourtant, j’ai dû sûrement lui en parler. Cela est nécessaire pour bien comprendre mon état d’âme à cette époque et ce que j’ai vu ce jour-là. Laissez-moi vous parler un peu de moi et de ce que je vivais en ces années-là.

 

Père Girard s’adossa au banc et, le regard perdu vers la rive opposée, absorbé par ses souvenirs, il me raconta son histoire sur le ton calme de la confidence.

 

« Je viens d’une famille installée à Austin depuis deux générations. Mon père est mort quand j’avais deux ans et ma mère, que Dieu ait son âme, a dû travailler très fort pour nous élever, mon frère aîné et moi. Elle faisait des ménages, travaillait aux champs et cuisinait pour certaines familles riches de la région. Elle s’épuisait dans toutes sortes de labeurs pour gagner de quoi nous nourrir. Quand la guerre a éclaté, mon frère Léon s’est enrôlé pour alléger la charge familiale et pour nous sortir de la misère. Léon est mort à Dieppe en août 1942 et ma mère ne s’en est jamais remise. J’avais quinze ans à l’époque. Je me souviens que souvent, elle restait assise de longues soirées, les mains sur les genoux, geignant doucement, des larmes coulant à flot de ses yeux bouffis. Elle est morte au bout de six mois. Je me suis retrouvé seul et j’ai été adopté par deux vieilles tantes qui habitaient à Magog.

 

J’ai vite appris à me débrouiller tout seul pour gagner quelques dollars. Souvent, pour mes repas, je pêchais dans le lac quelques dorés que je ramenais à la maison et que je partageais avec mes tantes.

 

Les jours se succédaient, pareils et monotones, et je ne voyais pas d’issue à ma pauvreté. Il me fallait continuellement me démener et me battre contre le sort pour trouver quelque emploi piteux. Le désespoir m’envahit petit à petit, presque à mon insu. Il me rongeait de l’intérieur. Vous vous demandez sans doute pourquoi tout cela est important à notre conversation ?

 

C’est que ce jour-là, voyez-vous, le septembre 1953, cet état dans lequel je me trouvais a joué un rôle important. J’avais emprunté la chaloupe du Père Martin, qui tenait une épicerie à Magog, pour aller pêcher non loin de ce qui est aujourd’hui la Plage Southière. Je me trouvais à 200 mètres de la rive et je pêchais à la ligne. J’avais attrapé deux belles truites et j’en voulais encore une pour compléter le repas avec mes tantes. Ma ligne était lancée quand tout à coup, en tirant dessus, j’ai bien senti qu’elle s’était prise au fond. Debout dans la chaloupe, je tirais lentement sur le fil quand, sans trop savoir comment, j’ai perdu l’équilibre et me suis retrouvé dans l’eau.

 

Or je ne savais pas nager et c’est encore le cas. Dans ces années, le port du gilet de sauvetage n’était pas obligatoire, vous pensez bien ! Je me suis débattu, mais tous mes mouvements ne faisaient que m’éloigner de la chaloupe et bientôt je coulai lentement vers les profondeurs sombres du lac.

 

Je me souviens encore et me souviendrai toujours, des sentiments qui m’envahirent à ce moment-là. D’abord, la panique face à une mort certaine. Puis, graduellement, une grande tristesse et une envie de me laisser aller, de ne pas lutter et de couler dans cette fluidité glacée qui m’étouffait. Les idées les plus étranges traversaient mon esprit. Je me disais que le temps était venu d’aller rejoindre mon frère Léon, que je vénérais de son vivant, et ma mère qui m’avait tant aimé.

​

À cet instant précis, je l’ai vue ; j’ai vu ma mère devant moi qui flottait les deux bras grands ouverts, les cheveux dénoués comme un grand châle de soie effiloché autour de sa tête. Et son sourire si triste… Elle m’a pris par la main et m’a parlé, non pas avec des mots, mais dans un langage que j’ai compris. Je me souviens que j’étais profondément bouleversé par des sentiments contraires : la joie de la revoir, de la toucher, ce désir immuable de la suivre et la tristesse de devoir quitter la vie que je menais, aussi dure et pénible qu’elle soit. Je ressentais une profonde mélancolie de ce qui aurait pu être et de ce qui avait été. Je me voyais, en train de sombrer lentement, ma main dans celle de ma mère.

 

Soudain, ma mère m’a laissé, et, toujours souriante, elle m’a fait un signe d’adieu. Elle disparut dans la nuit du lac. Presque en même temps, venant des profondeurs, j’ai senti une force d’une puissance inimaginable me pousser vers la surface. Saisi de panique et roulé sur moi-même, je frayais vers la lumière diffuse. Je jetai un coup d’œil rapide par-dessus mon épaule et c’est là que je vis cet animal pour la première fois. Je fus rempli de surprise. Une tête immense pareille à celle de certains serpents, avec de gros yeux protubérants et un long cou mince dont la fin se perdait dans les eaux noires. Quand je reçus un second coup de sa tête surmontée de cornes, je perdis connaissance.»

 

Père Girard s’était arrêté, comme épuisé de sa longue réminiscence. Sa voix était toujours profonde, lente, mais elle s’était voilée d’émotion et de fatigue. Je ne pus m’empêcher de le questionner hâtivement.

 

- Une tête immense ? Des cornes ?

 

- Des cornes ? J’ai dit des cornes ? Oh ! Disons qu’elles ressemblaient à de grosses bosses pyramidales de tailles différentes, situées entre les deux yeux. Trois, quatre, peut-être cinq, je ne sais plus. Elles étaient recouvertes de petites écailles, je crois. La plus petite, entre les narines, était dorée et luisante. La plus grande se dressait sur le front. Il avait deux yeux tout brillants. Un regard…

 

Père Girard s’interrompit, la gorge sèche, la voix éteinte. Il reprit au bout de quelques secondes :

 

Ah ! Ce regard ! Ces yeux d’un vert presque transparent qui m’observaient fixement. Un regard étrange, profond, je dirais, presque intelligent. Ça peut paraître étonnant aujourd’hui, mais sur le coup je n’avais pas peur. J’étais convaincu que l’animal ne me voulait aucun mal. Au contraire. Une tiède sensation au creux de la poitrine m’avait assailli quand, replié en boule, je fus projeté à la surface par ses coups de tête.

 

- Vous avez perdu connaissance. Et ensuite ?

​

- Hé, bien ! Ensuite, je me suis réveillé, sous le choc d’avoir atterri assez lourdement, ici même.

​

- Atterri ? Ici ? Comment ça ?

 

Le Père Girard reprit :

 

« Je ne sais pas trop. Sans doute qu’à force de coups de tête, le serpent m’avait propulsé hors de l’eau. Le fait est que je me suis retrouvé ici, sur cette pelouse, exactement là où vous êtes. L’herbe était haute à l’époque et a amorti ma chute. J’étais là, à quatre pattes, crachant de l’eau, ruisselant, une douleur aiguë dans les oreilles et toussant à m’en arracher les entrailles. J’étais complètement déboussolé. Un moment, je me noyais dans les eaux sombres du lac, le suivant, j’étais en train de vomir en essayant péniblement de reprendre mon souffle. J’ai levé la tête et je me souviens encore de ce que j’ai vu. Une croix, cette croix en haut du clocher, qui semblait occuper tout le ciel. Petit à petit, j’ai reconnu entre les arbres cette bâtisse que vous voyez là-bas et qui se distinguait déjà par son clocher.

 

Je me suis retourné vers le lac pour voir ce qui avait bien pu m’envoyer jusqu’ici. J’ai revu la bête qui semblait attendre un signe de ma part. Sa tête touchait aux nuages et ses yeux me fixaient étrangement. Son long cou était recouvert d’écailles dorées qui reflétaient la lumière. Ce qui m’impressionna le plus ce fut sa taille. Son cou devait mesurer près de trente pieds hors de l’eau. Je n’apercevais pas de corps proprement dit et ne pourrais pas dire si cet animal était un serpent. Il en avait l’allure et la peau, en tout cas. Il ne bougeait pas et se tenait tout droit. Il me semblait pouvoir presque sentir son souffle, tellement il était proche. J’étais toujours à quatre pattes, bien ancré sur le sol avec cette tiédeur au fond de moi, qui me faisait du bien.

 

Tout à coup, l’animal a reculé et s’est enfoncé dans l’eau. En quelques secondes, il avait disparu. Pas une vague, pas la moindre perturbation de la surface du lac. Un silence total. Je me suis levé, j’ai couru vers l’eau. Plus rien. »

 

Père Girard, s’étant levé, se dirigea vers le bord du lac. Il pointait un endroit à quelques mètres de la rive.

 

- C’est là qu’il se tenait. Exactement là.

 

Sa voix était chargée d’émotion. J’avais l’impression qu’il revivait ces événements, pourtant vieux de presque soixante ans, avec la même intensité qu’au moment où il les avait subis.

 

- Et après, Père Girard, que s’est-il passé ?

 

J’étais là, comme un enfant qui exige la fin de son histoire.

 

« Oh ! Rien de spécial ou de spectaculaire. Je me suis relevé et j’ai marché avec difficulté vers l’Abbaye. Les Pères m’ont nourri et hébergé. Bien sûr, je n’ai parlé à personne de cet événement. Le lendemain, je suis rentré chez moi, à Magog.

C’est là que je me suis posé une des premières questions qui allaient m’obséder toute ma vie. Comment ai-je fait pour parcourir sous les eaux la distance de plusieurs kilomètres qui sépare mon point de départ, la Plage Southière, de mon point d’arrivée, ici à l’Abbaye ? Combien de temps suis-je resté sous l’eau ? Trois minutes ? Trente minutes ? Quel que soit le laps de temps, la distance est énorme. Je me pose encore la question et je n’ai toujours pas de réponse.

 

Ce n’est que quelques semaines plus tard, au hasard d’une conversation avec mes tantes, que je leur racontai sous le sceau du secret, ce qui m’était arrivé. Mais vous savez ce que c’est ; une pareille histoire ne pouvait pas rester secrète. Du boucher à l’épicier au vendeur de journaux, en passant par le curé et l’échevin, mon histoire a vite fait le tour de Magog. On m’arrêtait dans la rue pour me questionner, on me montrait du doigt. Certains semblaient me croire, d’autres affichaient ouvertement leur scepticisme et d’autres encore se moquaient carrément de moi. Mais ce que pensait le monde ne m’intéressait pas.

 

J’avais vu quelque chose d’unique, je l’avais ressenti au plus profond de moi et rien ne pouvait changer à ce sujet. J’avais la certitude de Saint Thomas qui avait mis son doigt dans la plaie du Christ.

 

Le reste de mon histoire est sans grande importance. Au fil des semaines et des mois qui ont suivi, je retournais souvent au bord du lac. Je visitais l’Abbaye fréquemment. Une force que j’ignorais poussait mes pas vers ce lieu. Les moines me voyaient souvent rôder dans les parages et me proposèrent du travail dans leur fromagerie. Au bout du compte, ce qui devait arriver arriva ! Six mois plus tard, j’entrai dans les ordres et après un an de noviciat, je fis mes vœux monastiques. Quand j’ai rencontré le Professeur Merry, j’étais encore novice. »

 

- Le Professeur rapporte que, lors de votre conversation, vous auriez fait allusion au fait que votre entrée dans les ordres n’était pas étrangère à votre rencontre avec l’animal. Que vouliez-vous dire au juste ?

 

Père Girard me jeta un regard vif et perplexe. Hésitant, il baissa les yeux, joignit les mains et, après quelques secondes, prit une longue inspiration :

 

« Longtemps, j’ai cru, en effet, qu’il y avait un lien de cause à effet, certes mystérieux et incompréhensible, entre mon sauvetage providentiel et ma vocation. Comment expliquer autrement cet enchaînement d’événements ? Je tombe à l’eau à quelques kilomètres d’ici, je ressors du lac, poussé par une force étrange, précisément devant l’Abbaye et je découvre ma vocation. Avouez que c’est tout de même extraordinaire ! Longtemps, je voyais derrière ces faits la main de Dieu. C’est sans doute ce que j’avais laissé entendre au professeur à l’époque. J’avais perçu dans le regard de l’animal un message que je n’arrivais pas à déchiffrer, mais que je comprenais parfaitement, aussi bizarre que cela puisse vous paraître. L’espace de quelques secondes, j’avais entretenu avec cet animal une sorte de dialogue. Aujourd’hui, soixante ans plus tard, je ne sais toujours pas, je ne sais vraiment plus… »

 

Sa voix était à peine audible. Père Girard était pris d’un long tremblement et était visiblement épuisé.

 

- Dialoguer avec des animaux peut en effet paraître étrange, lui dis-je. Pourtant, il y a dans l’Histoire des cas semblables. On rapporte que le roi Salomon et Saint François parlaient aux animaux. Pourquoi aujourd’hui mettez-vous en doute ce qui vous est arrivé ?

 

- Voyez-vous, il m’est difficile de réconcilier ma vocation avec cet événement fantastique. Saint François parlait aux oiseaux, dites-vous ? Bien. Vous et moi avons vu des oiseaux. Voilà déjà une partie de l’équation qui est résolue. Ce que j’ai vu, moi, c’est un animal fantastique que seules quelques rares personnes prétendent avoir vu !

 

Haussant les épaules, sur un ton amusé, il ajouta :

 

« Croyez-moi, franchement, je ne suis pas un saint. Dans mon cas, il s’agit d’un animal dont l’existence même n’est pas prouvée scientifiquement. C’était peut-être le fruit de mon imagination désabusée et des tourments que je vivais à l’époque. Le recul du temps n’a rien fait pour m’aider, non plus. Vous voulez que j’attribue ma vocation à la vision d’un animal fictif ? Cela irait à l’encontre de ma foi qui est un don de Dieu. Cette question m’obsède depuis tant d’années et je ne peux me résoudre à y répondre par l’affirmative. Le doute s’est emparé de mon esprit. Avec le recul du temps, la vision même de la bête n’est plus aussi claire ; tout semble plus brumeux.

Est-ce dû à mon âge ? Je ne sais plus, je ne sais vraiment plus…

 

Il y a des jours où je me dis que tout cela n’était peut-être qu’une illusion créée par mon cerveau qui s’asphyxiait lentement sous l’eau. Vous savez sans doute que les mourants voient défiler leur vie, l’espace d’un éclair. Certains prétendent que cela est dû à un phénomène biochimique causé par le cerveau en manque d’oxygène. Aurais-je subi pareil traumatisme ? Tous ces mystères que je n’arrive toujours pas à m’expliquer… »

 

Père Girard s’était levé, droit, prêt à reprendre le chemin du retour.

 

- Je dois rentrer pour les vêpres, excusez-moi. J’espère que j’ai répondu à vos questions et que vous avez trouvé ce que vous cherchez. Moi, je cherche encore et je ne sais pas trop si je vais un jour trouver.

​

- Père Girard, vous avez répondu à mes questions et bien plus encore. Je comprends votre doute quant à l’existence de cet animal. Pourtant, le Professeur Merry a répertorié des dizaines de cas comme le vôtre et ma propre enquête confirme ses conclusions. Il y a sans doute un animal qui vit dans les profondeurs du lac. Trop de témoignages fiables empêchent de rejeter son existence du revers de la main. Malheureusement, il n’y a pas de preuves tangibles de son existence, juste des apparitions rapportées par des dizaines de témoins. Mais pas de photos, pas de marques objectives, pas de traces dans la pierre ou sur le sable. Si une telle preuve existait, peut-être que vos doutes disparaîtraient.

 

Nous marchions dans l’allée qui remonte vers l’abbaye quand, dans le crépuscule naissant, Père Girard s’arrêta et mit sa main dans la poche de sa soutane.

 

- Je vais vous montrer quelque chose que je n’ai montré à personne. Ni à mon maître des novices à l’époque ni au professeur ni à Dom Antoine, notre Supérieur. C’est l’objet de tous mes tourments, la chose qui maintient ces événements encore vivants dans mon esprit et par le fait même remet en cause ma foi.

 

Il sortit sa main de sous sa soutane. Lentement, il l’ouvrit devant mes yeux étonnés. Dans sa maigre paume, il tenait un grand triangle ambré aux nervures dorées, qui semblait être fait d’un plastique translucide.

​

- Qu’est-ce que c’est ?

​

- Je crois que c’est une écaille qui provient du serpent. Je l’ai trouvée dans l’herbe non loin de là où il m’avait projeté.

 

Là-dessus, il referma sa main, poursuivit son chemin en silence et pénétra dans l’abbaye sans se retourner, sans un signe.

 

​

Chapitre 5

Le cas Desnoyers-Côté

Certains des cas rapportés par le professeur Merry sont des enquêtes de type historique. Il entreprend, en effet, une recherche sur des apparitions du monstre lacustre à partir de témoignages, d’articles de journaux, de descriptions faites dans des mémoires publiés à la fin du XIXe siècle ou dans la première moitié du XXe siècle. Il se fie alors à ce matériau, qu’il recoupe et valide de diverses manières et après avoir exposé ce qu’il juge indubitable, il se lance dans des analyses et des interprétations qui lui sont très particulières.

 

La lecture de certaines histoires me laisse songeur alors que d’autres sont bien étoffées et tout à fait véridiques. Le cas Desnoyers-Côté est de ceux-là. J’ai réussi à le compléter par ma propre enquête que je rapporte plus bas.

​

Ce cas a cette particularité, dans le corpus laissé par le professeur, qu’il s’étend sur quelques années. En effet, ce dernier a rencontré l’un des principaux témoin plusieurs années consécutives, la dernière fois quelques mois avant son propre décès. Mais reprenons le cas depuis ses débuts.

 

À partir de coupures de journaux, nous savons que le monstre du lac serait apparu le 28 septembre 1956. L’Éclaireur, journal de Magog de l’époque, rapporte ainsi l’événement, sous le titre racoleur :

 

« Journée faste pour le monstre du lac : vu par six témoins à deux endroits différents »

 

« Avant-hier, mardi, six vacanciers prétendent avoir vu notre monstre local dans les eaux du lac Memphrémagog. Chose étrange, cette apparition a eu lieu à deux endroits différents et à quelques minutes d’intervalle. Dans un premier cas, quatre personnes qui pêchaient dans deux chaloupes, ancrées à quelques dizaines de pieds l’une de l’autre dans la Baie Sargeant, l’auraient vu de très près. Nous avons interrogé l’un d’entre eux, M. Robert Côté, enseignant à l’école St-Patrick, qui pêchait dans l’une des embarcations avec son ami, M. Eudes Desnoyers.

 

M. Côté nous a affirmé : “J’étais en train de ramasser mes affaires pour rentrer, quand tout à coup, je vois cette énorme colonne qui sort de l’eau, avec une tête comme un cheval et toute luisante. J’ai été tellement surpris que j’ai tout lâché ; ma boîte à pêche et tout. L’animal se trouvait entre notre embarcation et une autre située à une centaine de pieds. Je suis sûr qu’ils l’ont vu aussi”.

 

Ce sont, en effet, les occupants de cette embarcation, Monsieur et Madame Ian Dempsey, de Berlin au New Hampshire, qui nous ont alertés. Au téléphone, hier soir, Mme Dempsey nous a confié qu’elle en avait été quitte pour sa frayeur et qu’elle n’est pas sûre de revenir se baigner dans les eaux du lac de sitôt !

 

Dans un second cas, un couple de Knowlton Landing nous dit également avoir vu le monstre. En effet, M. Hewitt, un résident de la place, nous a téléphoné pour nous dire que lui et son épouse Marjorie ont été sidérés d’apercevoir une immense bête sortir de l’eau vers l’heure du souper, alors qu’ils prenaient leur repas sur la galerie.

 

 Le lac serait-il habité par deux monstres ? Ou alors, notre cher monstre possède-t-il le don d’ubiquité ? Voilà des questions qui resteront sans réponses et qui alimenteront la légende locale pour encore quelque temps. Espérons toutefois que cette histoire n’effraiera pas outre mesure les touristes dont notre région a tellement besoin ! »

 

Le professeur consacre plusieurs pages aux rencontres qu’il a eues avec les deux témoins, Eudes Desnoyers et Robert Côté, certaines faites conjointement, d’autres séparément. Il leur fait passer un véritable interrogatoire, leur tendant à l’occasion certains pièges, pour s’assurer de l’authenticité de tel ou tel détail. Il semble satisfait de la sincérité des témoins et conclut :

 

« C’est certainement deux témoignages crédibles. J’ai pu vérifier de diverses façons l’exactitude des faits rapportés et tout concorde précisément. De plus, les deux témoins jouissent d’une bonne réputation dans leur milieu respectif et l’histoire

qu’ils m’ont tous deux rapportée comporte des aspects que j’ai pu valider par des tiers neutres et objectifs, en particulier des médecins. »

 

Pourquoi des médecins ? C’est que la trame de fond du cas Desnoyers-Côté comporte une dimension médicale, puisqu’elle concerne la santé de M. Eudes Desnoyers. Il faut remonter au début de l’été 1956. M. Desnoyers, contremaître à la Dominion Textile à Magog, se plaint de son état de santé. Il est souvent faible au point de ne pouvoir assumer ses responsabilités. Ses absences répétées l’amènent à consulter le médecin de la compagnie qui le réfère à un spécialiste, à l’hôpital des Sœurs de la Providence de Magog.

 

Une batterie de tests révèle un cas de leucémie avancée. Le verdict tombe en septembre : les médecins ne donnent à M. Desnoyers que quelques mois à vivre. Évidemment, il en est profondément bouleversé : il est jeune, père d’une famille de six enfants, dont le benjamin a à peine deux ans. Son épouse ne travaille pas et leurs ressources financières sont relativement limitées. Quand il apprend la nouvelle début septembre, il en parle en premier à Robert Côté. Tous deux se connaissent depuis toujours ayant fréquenté la même école secondaire et épousé deux cousines. Ils vivent presque côte à côte sur la rue St-David, non loin de l’usine de la Dominion. Ils partagent une passion pour la pêche.

 

Lorsque M. Côté apprend l’état de santé de son ami, il en est bouleversé et ne sachant trop comment lui apporter un quelconque réconfort, lui propose tout bonnement une partie de pêche. L’autre accepte d’emblée.

 

C’est lors de cette partie de pêche que surviennent les événements qui nous intéressent.

 

Le professeur rapporte que les deux amis avaient traversé le lac pour aller s’ancrer à l’entrée de la Baie Sargeant, là où se trouve une fosse réputée très profonde et riche en poissons de toutes sortes. Il note qu’une seule autre embarcation se trouvait dans les parages, occupée par deux pêcheurs. Vers dix-huit heures, alors que le soleil baisse et que les deux amis s’apprêtent à lever l’ancre, la brise assez fraîche en cette fin septembre est tombée et Robert Côté en fait la remarque à son compagnon en rangeant son attirail. Il remarque alors une sorte de bouillonnement à la surface de l’eau à quelques pieds de l’embarcation.

 

Voici la description de la scène telle que consignée par le professeur :

 

« Les deux amis sont assis face à face quand ils remarquent une activité étrange sur la surface de l’eau, une sorte de tourbillon qui se forme à une vitesse croissante. Tout à coup, du centre de ce mouvement, une tête d’animal émerge lentement. Elle a la forme d’une tête équine et elle est attachée à un long cou. En un instant, elle dépasse les deux témoins et les domine. D’après M. Desnoyers, elle devait avoir une quinzaine de pieds, alors que M. Côté l’estime à plus de vingt pieds. Les deux témoins s’accordent pour décrire la bête : une tête semblable à celle d’un cheval, mais plus allongée, surmontée d’une rangée de cornes, quatre ou cinq de taille décroissante, la plus grosse étant entre deux yeux gigantesques, de couleur verte, striés d’un jaune vif. Le museau se termine par deux grosses narines pareilles à celles des sauriens. De petites dents pointues garnissent une gueule de petite taille. Tout le cou est recouvert d’écailles larges et plates, de couleur dorée, qui semblaient transparentes, dépendamment des reflets de la lumière.

 

L’eau ruisselait abondamment. M. Côté affirme : “Une des choses qui m’a le plus marqué de toute cette vision, c’est ce bruit d’eau qui se déverse, comme une chute, dans un silence total”. Tous deux sont d’accord pour affirmer ne pas avoir éprouvé de sentiment de frayeur face à la bête, rien que de la surprise. Toujours M. Côté : “Cet animal ne semblait pas agressif, il ne cherchait pas à nous attaquer, à foncer sur nous ou à renverser notre chaloupe. Il se tenait à quelques pieds et quand il a fini de sortir son long cou de l’eau, il nous a simplement fixés durant un temps qui m’a paru une éternité. Il restait là, immobile, ruisselant, la gueule légèrement ouverte”.

 

Par contre, M. Desnoyers ajoute pour sa part : “Son regard était fixe et perçant. J’avais l’impression que c’est moi uniquement qu’il fixait intensément. Pourquoi moi ? Je ne le sais pas, c’est une vague impression que j’ai eue à ce moment-là. Durant le temps que ce regard était sur nous, j’ai ressenti une tiédeur bienfaisante qui se dispersait dans tout mon corps. Une drôle de sensation en fait, une sorte de picotement. Je sentais mes doigts engourdis, mais je ne faisais aucun effort pour les remuer. Je me sentais bien, comme je ne m’étais pas senti depuis longtemps. J’étais même surpris de ne pas craindre l’animal, de ne pas bouger. Je n’ai jamais été hypnotisé, mais l’idée m’a traversé l’esprit que j’étais sous hypnose peut-être, bien que conscient de l’instant et du lieu où je me trouvais”. Il est intéressant de noter que cet état n’est pas partagé par M. Côté, qui assiste à la même scène, mais qui ne se souvient pas de sensations particulières, à part l’effet de surprise.

 

Soudainement, toute l’embarcation se met à vibrer. Les secousses deviennent tellement fortes que les deux témoins doivent s’agripper à leur banc. Robert Côté laisse tomber la boîte où il rangeait ses rapalas. Après avoir été ainsi ballottés, tout se calme et la bête disparaît dans l’eau en un clin d’œil. »

 

Les deux amis rentrent chez eux, ébranlés et émus. Ils hésitent à en parler à leurs proches. Mais quand l’événement est ébruité par le couple d’Américains, ils sont vite rejoints par un jeune journaliste zélé qui les questionne longtemps et qui force leur mutisme.

 

Quelques jours plus tard, ils reçurent la visite du Professeur Merry, la première d’une série qui allait s’étendre sur trois années.

 

L’histoire prend cependant une tout autre tournure quand, sept semaines plus tard, M. Desnoyers retourne à l’hôpital pour poursuivre les traitements contre sa leucémie. Après plusieurs tests et nouvelles biopsies, force est de constater qu’il n’y a plus aucune trace de cancer. Il fait le tour de quelques spécialistes, tant à Magog qu’à Sherbrooke, et tous se perdent en conjecture. Ils ne peuvent que constater sa complète guérison. M. Desnoyers ne sait trop à qui vouer ses remerciements : il baigne dans un état euphorique, comme en fait foi une note manuscrite qu’il expédie à ce professeur qui s’était intéressé à son histoire et qui l’avait interrogé de longues heures. Cette note est toujours consignée au dossier.

 

C’est le professeur Merry qui le premier, semble-t-il, fait le rapprochement entre la guérison de M.Desnoyers et sa rencontre avec l’animal lacustre. Lors d’une rencontre, il soulève cette hypothèse devant le témoin et tous deux en discutent longuement. Il suggère à M. Desnoyers de se faire examiner par un ami à lui, médecin et professeur à l’Université McGill. Le diagnostic du spécialiste est formel : aucun doute possible, M. Desnoyers est bel et bien guéri. Le médecin de McGill affirme, cependant, ne pas pouvoir expliquer cette guérison.

 

Par la suite, le Professeur Merry a rencontré M. Desnoyers deux fois et il lui a demandé des copies de ses examens médicaux. Tous ces rapports sont soigneusement conservés par le Professeur qui note :

 

« Après toutes ces investigations, il ne semble pas y avoir d’explication scientifique à cette guérison. Tous les médecins, y compris mon ami le Dr Lawson, sont surpris et constatent les limites de leur savoir. Quant à moi, il me semble qu’il faudrait chercher l’explication ailleurs, au-delà de la science médicale. Je m’interroge sérieusement sur un lien possible entre l’apparition du monstre du lac, cette sensation de tiédeur rapportée par le témoin et sa guérison soudaine et mystérieuse. »

 

C’est sur cette question sibylline venant d’un homme de sciences à l’esprit pragmatique, que s’achève la description du cas Desnoyers-Côté. Ne voulant pas en rester là, j’ai entrepris ma propre recherche afin d’élucider certains aspects de cette histoire que je trouvais étrange. Ce que je découvris fut de loin plus surprenant.

 

*****

 

Il me fallait retracer les témoins eux-mêmes ou, à tout le moins, des personnes qui les avaient bien connus. J’ai pu retrouver ainsi l’un des six enfants de M. Desnoyers. Son cadet, François, est aujourd’hui comptable et exerce sa profession à Sherbrooke. Il m’a transmis la lettre qui suit, en réponse à mes nombreux coups de téléphone. Il m’avait clairement indiqué qu’il ne voulait pas me voir. Sa lettre n’a pas besoin de préambule ni d’explication :

 

Monsieur,

 

Pour faire suite à vos appels téléphoniques au sujet de mon père, je vous écris ces quelques lignes afin que vous puissiez compléter votre enquête. C’est un sujet très délicat et encore trop chargé d’émotions. Vous écrire est sans doute plus facile que de vous en parler face à face.

 

Vous semblez bien renseigné au sujet de l’histoire de mon père. Je dis bien l’histoire, car c’en était devenu une que mon père aimait nous raconter : sa rencontre avec la bête préhistorique qui sortait du Lac Memphrémagog. Il nous la racontait avec tellement de conviction, tellement de détails, que ça paraissait vrai. Mais au fond, je dois vous avouer que je n’y ai jamais cru. Je ne le lui ai jamais dit. Je sais qu’il aurait été déçu et peiné parce que pour lui, cette histoire était d’une réalité concrète et indéniable. Moi, je crois plutôt que lui et son ami Roger avaient bu quelques bières de trop, comme c’est souvent le cas lors d’une partie de pêche, et qu’ils avaient pris un vulgaire tronc d’arbre pour un animal fantastique ! Je ne crois pas qu’il faille aller plus loin dans la recherche d’une explication.

 

Mon papa était fier de dire qu’un professeur anglais était venu le voir plusieurs fois et qu’il s’était intéressé à son histoire. Je me souviens en effet de cet homme habillé tout en noir. Je devais avoir six ou sept ans et dans ma petite tête, il avait l’air d’un corbeau.

 

Mon père est mort en février 1985, d’une crise cardiaque. Il rentrait d’une marche quand il a eu un malaise et s’est effondré sur le perron. Il avait 71 ans. Vous me demandiez ce qu’est devenu son ami, Roger Côté. Une triste histoire, monsieur ! Il est décédé dans des circonstances bien étranges qui nous ont tous marqués.

 

Roger et mon père étaient partis à la pêche, comme à leur habitude. C’était en 1983, en mai, je crois. C’est mon père qui m’a raconté ce qui s’était passé. À bord de leur embarcation, ils avaient lancé leurs lignes à plusieurs endroits du lac sans succès, pour enfin s’ancrer non loin de la Baie Sargeant. Mon père m’avait dit que c’était l’endroit où, plusieurs années plus tôt, ils avaient vu le fameux monstre du lac. Roger le lui aurait d’ailleurs mentionné.

 

Vers la fin de la journée, voilà que Roger devient tout à coup très nerveux. Il scrute les eaux, se parle tout seul. Il se met debout brusquement et crie à mon père avoir aperçu le serpent du lac. Mon père observe, se penche, examine. Rien. Roger n’en démord pas. Mon père m’a dit qu’il devenait de plus en plus agité. Il tente de le calmer, lui dit que c’est une illusion d’optique. Toujours debout, Roger commence à crier : « Mais il est là ! Tu ne le vois pas ? Là ! Je te dis, là ! » Il tendait l’index vers un point que mon père fixait attentivement, sans rien voir. Tout à coup, Roger se penche par-dessus bord en répétant : « Là ! Là ! » Malheureusement, suite à un mouvement brusque, il tombe à l’eau.

 

Mon père a tout fait pour le sauver. Roger ne savait pas nager et tous les efforts qu’il faisait l’éloignaient davantage de l’embarcation et des secours de mon père.

​

Il portait un gilet de sauvetage, mais l’avait dégrafé pour être plus à l’aise en pêchant. Il a coulé à pic, comme une pierre. Quelques instants plus tard, son gilet est remonté à la surface. Les cris de mon père avaient alerté d’autres pêcheurs. L’un d’eux a plongé dans l’eau glacée, mais tous les efforts de recherche n’ont rien donné. Voilà comment Roger est mort. Mon père ne s’en est jamais remis.

 

Vous vous demandez sans doute, comme nous tous d’ailleurs, ce que Roger avait bien pu apercevoir dans l’eau du lac ? Là-dessus, les suppositions ont été nombreuses, à l’époque. Plusieurs ont cru qu’il avait revu le fameux serpent. Lors de son enterrement, un de mes cousins l’avait même mentionné à haute voix. Mon père s’était alors retourné vers lui pour lui lancer : « C’est pas possible ! Sinon, je l’aurai vu aussi ! Et puis, pourquoi cette bête qui m’a sauvé, moi, aurait causé sa mort,

hein ? »

 

Après la disparition de Roger, mon père s’est enfermé dans un mutisme presque total, ne répondant plus à nos questions que par des signes ou des phrases inintelligibles. Son regard avait perdu de cette lumière que j’aimais tant. Deux ans plus tard, il allait rejoindre son ami.

 

J’espère que vous comprenez mieux maintenant toute l’émotion que ces histoires éveillent en moi et la raison pour laquelle je demeure sceptique quant à ces fables de monstre du lac. Pour moi, elles resteront des histoires de pêcheurs.

 

Bien à vous,

 

François Desnoyers »

​

​

Chapitre 6

Le cas Wilkinson

Un des cas les plus insolites et sans doute le plus mystérieux, est sans contredit celui de Iain Wilkinson, celui-là même qui, à sa mort en 1961, était considéré comme l’un des hommes les plus riches du Canada. Non seulement avait-il hérité d’une fortune relativement importante, amassée par sa famille dans l’exploitation forestière, mais il l’avait gérée de façon fort habile. De plus, il avait épousé l’héritière de la famille Prince, une autre vieille famille de la haute bourgeoisie anglaise de Montréal.

 

Le professeur Merry avait rencontré M. Iain Wilkinson en juillet 1947, lors d’une de ces garden-parties que l’épouse de l’homme d’affaires organisait tout au long de l’été. Ceux-ci avaient lieu sur leur domaine de 700 acres au bord du Lac Memphrémagog, la plupart du temps pour lever des fonds destinés à quelque bonne œuvre. Le professeur enseignait à l’un des fils Wilkinson à Bishop’s et s’était déjà taillé une certaine réputation en tant que « chasseur de monstres lacustres », titre dont l’avait affublé le journal The Record de Sherbrooke.

​

Le cas Wilkinson, répertorié par le professeur, est tout à fait original à deux égards. D’abord, il n’est mentionné nulle part ailleurs et mes propres recherches à ce sujet dans les archives et les journaux de l’époque sont restées vaines. Ensuite, même le principal témoin, M. Wilkinson, semble avare d’information. Il confie bien au professeur avoir vu l’animal du lac, mais quand celui-ci le presse de questions, il devient évasif, ne répondant que par bribes. Sur plus de cinquante cas rapportés par le professeur, c’est celui qui semble l’intriguer le plus, peut-être parce qu’il repose sur si peu de détails probants. Aux yeux du professeur, les maigres renseignements récoltés le laissent dubitatif et intrigué, cependant sa source est trop fiable pour réfuter ce témoignage ou même le remettre en question.

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Voici ce qu’indique son rapport :

 

« C’est en juillet 1947 que j’ai revu M. Iain Wilkinson. Nous nous connaissions déjà, puisque j’enseignais à Edmund, son fils, et qu’il venait parfois à l’université. C’était lors d’une réception dans les jardins de leur propriété, non loin de Georgeville. Il y avait là toute la haute société qui venait régulièrement estiver dans la campagne environnante : les Molson, les Morgan, les Ainsley, les Nesbitt et combien d’autres. À un moment donné, M. Wilkinson est venu vers moi avec une tasse de thé à la main ».

 

- Dites-moi, professeur, vous menez toujours vos recherches sur le monstre du lac ?

 

- En effet. Voilà déjà quelque temps que je m’intéresse à ce phénomène et que je note toutes ses apparitions. Bien sûr, avant de consigner quoi que ce soit, je fais ma petite enquête, je fouille, j’interroge, j’essaie de m’assurer dans la mesure du possible de la fiabilité des témoins et de l’authenticité des faits. Je peux dire avec une certaine autorité que jusqu’à présent, je dois en avoir environ deux douzaines, que j’ai passées au crible et qui sont à mon avis bien solides.

 

- Venez, allons nous asseoir sur la terrasse. J’aimerais que vous me parliez un peu plus de vos recherches, me dit-il, en m’entraînant vers deux Adirondacks faisant face au lac.

 

« Là, nous avons eu une conversation des plus étonnantes. Après lui avoir fait part de certains des cas les plus intéressants que j’avais étudiés, c’est sur le ton de la confidence, penché vers moi tel un conspirateur craintif, que M. Wilkinson me fit le récit suivant : 

 

« Professeur Merry, en votre qualité d’homme de sciences et plus particulièrement en votre qualité de spécialiste de la question du monstre du lac, je vais vous dire quelque chose que je n’ai dit à personne. Ni à ma femme, ni à mon meilleur ami, Arthur Nesbitt, ni à mon médecin. Ils penseraient que je suis devenu fou. Voici : j’ai vu cet animal ! Je l’ai vu comme je vous vois. Une vision que je porte en moi depuis plusieurs années et qui m’obsède encore aujourd’hui, tant elle est encore nette et vivante dans mon esprit. Ils penseraient tous que j’ai perdu la raison ou que j’ai souffert d’une quelconque hallucination. Mais vous, je sais que je peux vous en parler. Non seulement vous allez me croire, mais vous pourriez vous y intéresser, car elle rejoint peut-être les histoires que vous collectionnez. Mais laissez-moi d’abord vous situer.

 

Voyez-vous, aujourd’hui, quiconque m’observerait pourrait dire que je suis un homme prospère, que j’ai eu la chance de naître dans une famille bien nantie et que j’ai été favorisé par le sort. Bien peu savent les efforts et les tribulations par lesquelles j’ai passé il y a quelques années à peine. Je vais vous faire une confidence : j’ai failli tout perdre il y a environ sept ans. Tout ; mes usines, mes propriétés, mes placements, ma collection d’art. Tout. Nous traversions un de ces cycles économiques qui affectent l’industrie des pâtes et papiers et qui avait été particulièrement sévère. Nous venions d’effectuer d’importants investissements dans nos usines et la situation financière de l’entreprise était des plus précaires. J’avais été assez prudent pour adopter très tôt un repli stratégique qui, je le croyais, me mettrait à l’abri de la tempête. Mais le marasme économique s’est prolongé ; on n’avait jamais rien vu de tel. Mes affaires ont commencé à péricliter et j’entrai bientôt dans une sorte de spirale négative à un rythme accéléré.

 

J’étais carrément au bord de la ruine. Je n’en ai parlé à personne. À part mes deux banquiers de Montréal, strictement personne ne connaissait ma situation. Je n’en dormais pas des nuits entières. Ce qui me causait le plus d’inquiétude, c’était ma responsabilité envers les milliers d’employés de mes compagnies. Certains travaillaient chez nous depuis deux ou trois générations. Le sort de ces nombreuses familles m’angoissait au plus haut point.

 

En mai, mes banquiers me faisaient savoir qu’ils avaient trouvé un financier intéressé à m’épauler durant cette passe difficile et à m’avancer les fonds nécessaires à la survie de mon groupe. Bien sûr, les conditions étaient élevées, mais je gardais le contrôle et, surtout, je bénéficiais d’un sursis. Ils exigeaient cependant une conclusion rapide, ce qui faisait mon affaire.

 

Nous avions convenu d’une date : le 12 juin, je m’en souviens très bien, pour signer notre entente. Je leur avais proposé le Manoir DeWitt, à North Hatley, car le financier en question passait quelques jours de vacances non loin de là. Sans perdre un instant, je m’attelai à la préparation de tous les documents nécessaires, ici même, dans cette résidence, avec l’aide de mon fidèle adjoint, Tim Hutchins, que j’avais mis finalement dans le secret. Nous avons travaillé d’arrache-pied durant trois jours complets, nous relayant dans la préparation d’états financiers, d’analyses, de bilans et de rédaction de projets de contrats.

 

Quand finalement tout fut prêt, je sautai dans mon auto et empruntai les petites routes secondaires qui relient Georgeville à North Hatley.

 

Notre rendez-vous était à 17 heures. Je filais à toute allure et, je dois vous l’avouer, mon cœur battait la chamade. Il faisait chaud en cette fin de journée et j’étais grisé par la vitesse, par la fatigue, mais aussi par la satisfaction anticipée de signer cette entente qui allait assurer la survie de mes entreprises et le gagne-pain de mes travailleurs. Les enjeux étaient élevés. Il me fallait cet apport financier sinon je perdais tout ce que je possédais. Vous savez, on dit souvent que le temps c’est de l’argent, et pour moi, à ce moment-là, jamais cet adage n’a été plus vrai. Il prenait une autre signification. Chaque minute, chaque mile me rapprochait davantage de ma délivrance financière. Je ne pouvais pas en gaspiller la moindre miette. Mon pied enfoncé sur l’accélérateur, j’arrivai en trombe à l’auberge. Au pas de course, je me suis précipité au salon.

 

Quelle ne fut pas ma surprise quand le maître d’hôtel m’a informé que trois personnes m’avaient effectivement attendu pendant deux heures, mais qu’elles avaient quitté l’auberge voilà bientôt quarante-cinq minutes. Elles avaient laissé une note à mon attention.

 

Incrédule, je déchiffrai avec difficulté le message qui disait à peu près ceci : “Nous interprétons votre retard comme une réponse négative à notre transaction. Cela est regrettable, mais vous comprendrez que nous n’allons pas perdre plus de temps ici”.

 

Comment cela pouvait-il être ? Nous étions bien le 12 juin et l’horloge indiquait bien dix-sept heures. Ce rendez-vous avait été fixé depuis quelques semaines déjà. Comment un tel malentendu avait-il pu se produire ? Je repris le chemin du retour, complètement abasourdi, décontenancé, presque hébété par cette défaite. Ce qui me tourmentait bien évidemment c’était la ruine que j’allais devoir affronter dès le lendemain, face à mes créanciers, mon conseil d’administration et mes employés. J’étais atterré.

 

Il devait être 19 h 30 quand j’arrivai enfin chez moi. Je voulais être seul et surtout ne pas rencontrer un membre de ma famille dans l’état de désarroi dans lequel je me trouvais. Je suis donc descendu vers le lac, espérant que la marche et l’air frais me feraient du bien. Je me souviens avoir arpenté longtemps le chemin qui longe la plage. Puis, épuisé, je me suis assis sur ce banc que vous voyez là.

 

Toutes sortes d’idées noires me traversaient l’esprit. Les conséquences de ma faillite seraient considérables sur ma famille et sur des centaines de personnes. Tous ces fidèles employés qui étaient avec nous depuis des années et avaient travaillé très dur pour notre succès seraient maintenant acculés à la déchéance et à la misère. Qu’allaient devenir leurs femmes, leurs enfants ? Et, inlassablement, la même question hantait mon esprit : qu’est-ce que j’avais fait pour manquer un rendez-vous d’une telle importance ? Non pas de quelques minutes, mais de plusieurs heures ? Je ne peux vous dire tout le désespoir, l’impuissance, l’amertume de ces instants-là.

 

Or, pris dans mes pensées, je n’avais pas remarqué les tourbillons qui se formaient à la surface de l’eau. En levant la tête, j’ai eu le souffle coupé par la vision d’un immense serpent marin qui se tenait droit devant moi, comme une colonne soutenant le ciel, là, à quelque cinquante ou soixante pieds, et qui me fixait intensément. La surprise m’avait projeté en arrière. Il avait une tête semblable à celle d’un cheval et de gros yeux luisants. Sa mâchoire inférieure était légèrement ouverte et je pouvais voir ses dents pointues. Son cou ruisselait et l’eau irradiait de mille éclats au soleil couchant. Il était de couleur brune et ses écailles semblaient quasi transparentes avec des reflets d’or.

 

Je ne peux pas vous dire que cette vision m’ait fait peur. Cela peut vous surprendre et j’avoue que moi-même, j’étais étonné qu’un tel monstre ne suscite pas de frayeur en moi. J’étais plutôt paralysé par ce regard fixe et l’attitude immobile, presque majestueuse de l’animal. Rien ne bougeait, même le vent était tombé et j’entendais, comme à travers un écran d’ouate, le ruissellement d’eau du cou de la bête. Je ne sais pas combien de temps a duré cette vision. Peut-être trente secondes, peut-être une minute. J’étais subjugué, sous l’emprise de ce regard et en même temps, je sentais monter en moi un calme et une sérénité que je n’avais pas ressentis depuis longtemps. C’est étonnant et je comprends que c’est difficile à croire, mais tout le temps que cette bête me fixait, plutôt que d’avoir peur, ce qui aurait été sans doute la réaction normale, voilà que je me sentais apaisé, confiant, rasséréné ».

 

Le professeur, à cette étape de son rapport, indique qu’il enregistre mentalement chaque parole de M. Wilkinson, qu’il se retient de lui poser des questions qui risqueraient de briser le fil ténu de son récit. Il remarque, cependant, que ce dernier parle toujours à voix basse, le regard perdu et qu’il semble revivre un souvenir intense. Il ajoute :

 

« M. Wilkinson, par sa façon de raconter ce qu’il a vécu, semble se libérer d’un lourd fardeau. »

 

Les notes fournissent d’autres renseignements intéressants et M. Wilkinson poursuit son récit :

 

« Cette nuit-là, je n’ai pas fermé l’œil. Je me suis assoupi à quelques reprises pour m’éveiller en sursaut avec des images hallucinantes du monstre que j’avais vu quelques heures plus tôt. Lors de son apparition, j’avais observé comment il s’était engouffré dans l’eau qui frémissait à peine, en silence, et comment il avait disparu en quelques secondes. Mais dans mon rêve, je le revoyais sortir de l’eau, déployer d’immenses ailes osseuses et tournoyer dans les airs. Je me souviens très bien d’un autre rêve que j’ai fait cette nuit-là. Le serpent venait vers moi et tendait son long cou dans ma direction jusqu’à poser sa tête à mes pieds. J’enfourchais son cou écailleux et il me transportait vers le fond du lac où j’ai revu les partenaires avec qui je négociais le financement de mon entreprise. Ils étaient de bonne humeur, assis au salon de l’auberge où nous avions rendez-vous et me faisaient signe de me joindre à eux. Mais comme je m’approchais, les courants de l’eau m’entraînaient au loin et tous mes efforts pour me rapprocher étaient inutiles. Je me réveillai en sueur.

 

La journée du lendemain, je la passai dans un état second, incapable de me concentrer sur quoi que ce soit, déçu de mon échec de la veille et sous le choc de la vision dont j’avais été témoin. Je ne parlai à personne de toute la journée, arpentant le jardin dans tous les sens, tiraillé par toutes sortes de pensées noires. Dans l’après-midi, poussé par un instinct inconnu, je pris le volant pour retourner au Manoir DeWitt, à North Hatley. Il me fallait de façon impérieuse, revisiter le lieu de mon échec. Je ne sais pas au juste pourquoi ; même aujourd’hui je ne m’explique pas ce retour.

 

Toujours est-il que vers dix-sept heures, le 13 juin, retenez bien cette date, j’entrai à nouveau dans le salon de l’auberge. Le maître d’hôtel m’accueillit avec cette phrase qui m’a laissé ébahi : “Ah ! M. Wilkinson, vous voilà ! Il y a trois personnes qui vous attendent”. Il me dirigea vers une table près d’une fenêtre donnant sur le Lac Massawippi et où se trouvaient trois personnes qui se levèrent ensemble pour me serrer la main. »

 

- Bonjour, messieurs. Quelle agréable surprise ! Je vous remercie d’être revenus aujourd’hui pour notre rencontre. Je m’excuse pour le contretemps d’hier, mais… »

 

- Hier ? fit l’un des deux banquiers. Mais nous n’étions pas ici hier, voyons ! Notre rendez-vous était bien pour aujourd’hui, le 12 juin. D’ailleurs, tenez, voyez le journal de ce matin, il indique bien le 12 ?

 

« Nous étions effectivement le 12 juin et j’en étais estomaqué ! La surprise devait se lire sur mon visage, mais je ne voulais pas m’attarder sur ce sujet outre mesure. Aussi décidai-je d’aborder immédiatement nos discussions. Cela n’empêcha pas mon esprit d’être préoccupé par cette énigme : comment cela pouvait-il être possible ? Je ne souffre d’aucun trouble de mémoire, bien au contraire : les dates et les faits, souvent vieux de plusieurs années, y restent fidèlement gravés. J’aurais mis ma main au feu que la veille était bel et bien le 12 juin. Cependant, il fallait me rendre à l’évidence du moment. Le temps se serait-il arrêté ?

 

Nos discussions s’achevèrent rapidement. Les documents furent signés, nous échangeâmes des poignées de mains. Avant de quitter les lieux, je demandai au maître d’hôtel :

 

- Dites-moi Hector. Nous sommes bien le 12 juin aujourd’hui ?

 

- Oui, M. Wilkinson.

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- Et hier, vers cinq heures de l’après-midi, quand je suis venu ici, vous m’avez bien dit que ces messieurs m’avaient attendu et qu’ils avaient quitté l’auberge, à la suite à mon retard ?

 

- Hier, monsieur ? Je ne comprends pas. Je ne me souviens pas vous avoir vu hier. D’ailleurs, hier le 11 juin, j’étais en congé. Ces trois messieurs que vous venez de rencontrer ne sont venus à l’auberge que vers 15 h 30 aujourd’hui. Vraiment, monsieur Wilkinson, je ne comprends pas votre question. Excusez-moi.

 

Je quittai l’auberge sans plus tarder et sur le chemin du retour j’essayais d’élucider ce mystère. Arrivé chez moi, je convoquai Hutchins et par toutes sortes de questions directes et détournées, je tentai de reconstruire la chronologie des derniers jours. Rien n’y fit. Nous étions le 12 juin ! Hutchins ne se souvenait pas d’autre chose et m’assurait de toutes ses forces que je l’avais bien quitté quelques heures plus tôt pour aller signer les contrats.

 

Mais alors, comment expliquer ces événements que j’avais vécus la veille ? La course folle vers North Hatley! La disparition de mes partenaires ! La grande déception qui m’avait envahi et torturé durant toutes ces heures ! Surtout, ma vision de cette énorme bête surgissant des eaux du lac ! Et mes cauchemars !

 

Je cherchai nerveusement la note de mes partenaires m’annonçant leur départ à la suite à mon retard. C’était la preuve formelle de ma visite à l’Auberge la veille. Cependant, malgré tous mes efforts je ne l’ai jamais retrouvée.

 

Par un concours de circonstances que je ne comprends pas, j’ai récupéré vingt-quatre heures ; l’horloge a reculé d’une journée pour moi tout seul. J’ai conclu une transaction importante et ensuite, tout a repris son cours normal. Est-ce moi qui divague ? Est-ce qu’un tel phénomène est possible ? Ne répondez pas, je vous en prie. Ces deux questions me torturent. Mais leurs réponses seraient pires pour mon petit cerveau… Aujourd’hui, avec le recul de quelques années, tout ce que je peux vous dire en conclusion, c’est que j’ai été sauvé de la faillite et tout mon personnel avec moi. De cela, je suis très fier. »

 

Là-dessus, M. Wilkinson s’est levé pour prendre congé et pour retourner à ses invités. Le professeur a tenté de le retenir par plusieurs questions assez perçantes et précises, mais M. Wilkinson ne lui répondit que par des monosyllabes et de façon assez froide. Quand le professeur eut insinué que ces événements seraient attribuables à des phénomènes de perception et qu’il aurait peut-être été berné par ses sens, M. Wilkinson se serait presque fâché et aurait lancé un : « Jamais ! » péremptoire qui ne laissait aucun doute quant à sa lucidité!

 

Le plus étrange, c’est que le professeur indique que M. Wilkinson ne fait aucun rapprochement entre la récupération de ces vingt-quatre heures cruciales et l’apparition de l’animal lacustre. Quand il lui en fait mention, M. Wilkinson sourit et lui confie :

 

« Vous pensez bien que j’y ai déjà pensé ! Mais ce serait de la pure fabulation, ne croyez-vous pas ? Du fantastique dans la pure tradition romantique… Comment voulez-vous que je puisse y croire ? Toute cette histoire est insensée. Elle me dépasse ! »

 

Là-dessus, ils se quittent et le professeur ajoute dans ses notes quelques remarques et commentaires personnels. Cette histoire le fascine et l’interpelle. Il inscrit une série de questions soulevées par le récit de M. Wilkinson. Il tente des rapprochements avec d’autres visions rapportées précédemment. Il demeure sur ses gardes et on peut nettement percevoir un certain scepticisme de sa part. Cela ne l’empêche pas, cependant, d’accorder au témoin toute sa confiance.

 

J’ai tenté, quant à moi, de trouver une réponse logique à cette énigme, sans grand succès.

 

Cette histoire de temps perdu et retrouvé mystérieusement constitue sans aucun doute la plus insolite de toutes celles trouvées dans les archives du Professeur Merry


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Chapitre 7

Le professeur Merry

La lecture répétée de la cinquantaine de récits minutieusement collectionnés par le professeur Leslie H. Merry m’avait intrigué à plusieurs égards. Au-delà des histoires qu’il avait si bien documentées, le personnage m’apparaissait fascinant. Je voulais en savoir davantage à son sujet. Je me mis activement à la recherche de personnes qui l’auraient connu.

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Au fond de la fameuse caisse de bière où j’avais découvert le rapport du professeur Merry, j’avais également trouvé une édition jaunie de La Tribune de Sherbrooke, en date du 21 octobre 1960 où était publié son avis de décès avec la même photo qui illustrait la couverture d’un de ses livres. Le nom des membres de sa famille y apparaissait et je me mis à la recherche de sa petite-fille aînée, Marjorie. Elle demeurait à Lennoxville dans une vieille maison de style victorien. Âgée d’une soixantaine d’années, elle avait pris sa retraite après une carrière d’enseignante dans une école secondaire. Rien dans son comportement ou dans sa façon de vivre ne laissait entrevoir la fortune dont elle avait hérité.

 

Après deux longues conversations téléphoniques où je lui expliquai mon intérêt à la rencontrer, je lui fis parvenir, pour la convaincre pleinement, une photocopie du texte rédigé par son grand-père. C’est une Marjorie Merry tout excitée qui m’a rappelé deux jours plus tard pour organiser une rencontre à l’Auberge de l’Étoile à Magog, face à ce lac, sujet de tant de questionnement.

 

- Vous savez, me dit-elle d’emblée, ce document rédigé par mon grand-père m’a ramenée à mon enfance. Que de souvenirs ! J’ai retrouvé sa façon de parler et son style un peu précieux. J’entendais presque sa voix. Et ces histoires, n’est-ce pas qu’elles sont extraordinaires ?

 

- En effet, elles m’ont fasciné moi aussi et c’est un peu pour cela que j’ai voulu vous rencontrer. J’ai passé mon été à les lire et les relire. J’ai même entrepris certaines recherches au sujet de quelques-unes d’entre elles. Vous avez raison, elles sont extraordinaires. Mais parlez-moi un peu de votre grand-père et de comment ces histoires étaient reçues dans votre famille. Vous souvenez-vous ?

 

- Si je m’en souviens ! Bien sûr ! J’avais dix ans quand il est mort et j’avais toujours été sa préférée parmi les petits enfants. Il me prenait souvent avec lui en balade, dans sa vieille Packard. C’était un homme formidable, un grand érudit. Je ne m’ennuyais jamais avec lui. Sa générosité était proverbiale dans la famille. Mais son obsession pour le fameux monstre du lac faisait jaser !

 

- Ah, oui ! Qu’est-ce que vous voulez dire ?

 

- Dans la famille, mes oncles, tantes, cousins, bref, tout le monde ne partageait pas sa conviction qu’un animal extraordinaire vivait au fond du lac. Mes parents, par exemple, n’y croyaient pas du tout, ma mère surtout. Sans le dire ouvertement ni jamais prononcer un mot déplacé, elle considérait son beau-père un peu fêlé. Chacun avait son opinion sur ce sujet ; l’idée fixe de mon grand-père ne laissait personne indifférent.

 

- Vous parlez d’obsession et d’idée fixe. Était-ce donc si sérieux ?

 

- Absolument. Tous les temps de loisir de mon grand-père, ses vacances et ses congés étaient consacrés à sa quête d’information sur le monstre ou sur le phénomène des animaux lacustres inconnus. Dès qu’il apprenait que quelqu’un avait été témoin d’une apparition du monstre, il courait l’interviewer. Il écrivait beaucoup sur ce sujet. Cela prenait pratiquement tout son temps et quand il prit sa retraite, il passait de longues heures à observer le lac de différents endroits stratégiques. D’ailleurs, je l’accompagnais souvent et je m’amusais avec ses jumelles ou bien je pêchais.

 

- Et, bien sûr, vous n’avez jamais rien remarqué d’insolite durant ces heures d’observation. Vous n’avez sans doute rien vu qui sorte de l’ordinaire…

 

- Comment pouvez-vous en être si sûr ? Votre insinuation m’étonne, d’autant plus que mon grand-père et moi avons vu quelque chose d’insolite sortir de l’eau. C’est d’ailleurs ce qui l’a tué.

 

- Vous m’intriguez au plus haut point ! Je vous en prie, expliquez-vous.

 

« La dernière fois que nous sommes allés nous poster au bord du lac, ce fut au quai de Georgeville, le 20 octobre 1960. Je m’en souviens comme si c’était hier. Nous étions là depuis une bonne demi-heure et grand-père était complètement absorbé par sa passion. Il avait ses jumelles vissées aux yeux et il scrutait le lac de gauche à droite, comme une vigie attentive à l’apparition d’un mystérieux ennemi. Il se parlait à lui-même, parfois il me semblait qu’il récitait une longue litanie ou marmonnait un vieil air de valse. Ce dont je me souviens surtout, c’est que dans ces moments-là, il n’était pas présent et si je lui parlais, il ne me répondait jamais. Il était comme dans une coquille, isolé et tout attentif à sa passion. Pour attirer son attention, il fallait que je lui tape sur l’épaule ou le secoue avec force. À ces moments, il baissait alors ses jumelles, me regardait sans me reconnaître quelques secondes puis me faisait un grand sourire en s’excusant. Il me répétait toujours cette phrase qui est restée gravée dans ma mémoire : “Je sens qu’il va venir aujourd’hui. Il va venir, je le sens !”

 

Ce jour-là, donc, le 20 octobre, nous étions assis sur le quai depuis une demi-heure quand tout à coup, j’ai remarqué de grosses bulles qui se formaient à quelques pieds de là. Attiré par le bruit, mon grand-père avait braqué ses jumelles sur ce bouillonnement. Il s’était levé en criant : “Le voici ! Le voici !” Au bout de quelques secondes, ce furent deux scaphandriers qui surgirent de l’eau. J’appris plus tard que ces plongeurs fouillaient les fonds du lac à la recherche de l’épave du Ferguson, un traversier qui avait coulé en 1895. Mon grand-père, lui, ne quittait pas ses jumelles et marchait à grands pas sur le quai, en proie à une grande excitation. Je l’entendais clairement dire : “Te voilà ! Ah ! Enfin, te voilà !”

 

J’avais beau le tirer par sa manche et lui crier : “Regarde, grand-père ! C’est deux plongeurs !” Rien n’y fit. Je l’entendais articuler des mots et des bouts de phrases : “… long cou… écailles luisantes… gros yeux…” C’est vrai que les plongeurs m’avaient surprise et, lorsque l’on ne s’y attend pas, ils peuvent paraître étranges avec leur habit de plongée, leur masque et leur bonbonne. Mais de là à les confondre avec un monstre marin… »

 

- Toujours est-il qu’au bout de quelques minutes, après une forte agitation, mon grand-père s’est effondré, la main sur le cœur, terrassé par une crise cardiaque. Voilà comment est mort le professeur, avec l’illusion d’avoir enfin vu son monstre du lac. Est-il mort heureux ou terrifié par sa vision ? Je me suis souvent posé la question.

 

- C’est en effet une fin étrange pour quelqu’un qui a pourchassé sa vie durant cet être insaisissable. Mais, dites-moi, Marjorie, je perçois chez vous un certain scepticisme quant à l’existence de cet animal. Est-ce que je me trompe ?

 

- Moi, je peux vous assurer n’avoir rien vu. Même si mon grand-père est mort pensant l’avoir clairement vu, je dois, moi, me ranger parmi ceux qui croyaient qu’il courait après une chimère. Quand j’étais petite et que mon grand-père me parlait de ses recherches, je n’avais aucune peine à le croire. Sa conviction était communicative et j’avais la naïveté de l’enfance, mais aujourd’hui, je sais comment nos sens peuvent nous jouer des tours et nous berner.

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- Peut-être que vous avez raison, mais ces gens dont il a noté les visions, ne peuvent pas tous avoir fabulé. Leurs témoignages concordent, malgré la distance et le temps qui les séparent. Comment expliquer cela ?

 

- Je ne pourrais pas le dire. C’est aussi le cas des gens qui prétendent avoir vu des extraterrestres. Leurs descriptions concordent souvent, mais vous y croyez, vous, aux extraterrestres ? Ce que je peux affirmer avec certitude, c’est que nos cinq sens ne sont pas toujours fiables pour saisir la réalité qui nous entoure. Nos organes sensoriels captent la réalité et cette information est transmise au cerveau. Dans ce processus, celle-ci est transformée soit par des facteurs physiologiques, soit par des modèles d’interprétation acquis lors de notre formation. Par exemple, les daltoniens perçoivent le monde avec une palette de couleurs différente de la nôtre. De la même façon, notre éducation, nos valeurs, notre culture vont teinter notre perception du monde et lui donner une signification toute particulière.

 

- Vous croyez donc que tous ces témoins se sont simplement trompés ?

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- Ce que je dis, c’est que cet animal n’existe pas réellement, qu’il n’a pas une existence objective, réelle et tangible. Tous ces témoins, quant à moi, « pensent » avoir vu un animal extraordinaire alors qu’en fait, leurs sens leur ont joué un mauvais tour, comme ce fut le cas avec mon grand-père. À mon humble avis, il faut nous méfier de nos sens ; tout ce que nous percevons n’est peut-être pas la réalité. Parfois, ce ne sont que mirages et illusions.

 

Notre entretien terminé, j’ai quitté Mlle Merry, l’esprit en feu, tiraillé par des arguments aussi forts que contradictoires. Comme elle, je crois que la réalité qui nous entoure est fluide, le monde est en mouvement perpétuel. Nos sens nous trompent bien souvent dans sa perception. Ils captent la forme, mais non la substance. Nos sens sont faillibles et l’objet perçu est en transformation continuelle. Comment peut-on être certain de la réalité alors qu’elle nous échappe comme l’eau qui coule entre nos doigts ?

 

Par ailleurs, le professeur Merry souligne qu’à la suite de leur vision, tous les témoins ont vu leur vie transformée de façon profonde et permanente, comme s’ils avaient pénétré dans une autre dimension. Chacun avait trouvé de façon mystérieuse l’élément qui manquait dans sa vie : l’amour, la foi, la santé et même le temps.

 

Sur la route du retour, je me suis arrêté à l’Auberge McGowan, à Georgeville. Là, au bord du lac, sur la terrasse baignée de soleil, j’ai commandé une bière et contemplé ce paysage fascinant. En face, le Mont-Éléphant, tel un immense pachyderme, penchait la tête dans les eaux sombres du lac, scrutant ses profondeurs, peut-être à la recherche du mystérieux serpent.

 

Lorsque je me suis levé, tournant le dos pour la dernière fois au lac, le soleil avait disparu derrière la montagne et la brise s’était levée, poussant vers la grève de petites vagues serties de guirlandes de plumes blanches.

 

Memphrémagog gardera son secret encore bien longtemps.

 


 

FIN

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  1. « L’étrange professeur de notre université locale » et « Infatigable chasseur de monstre et capteur de rêves. » Trad. de l’auteur

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