
LES CINQ SENS
Résumé : Nos cinq sens nous permettent d’appréhender le monde dans lequel nous vivons. Aussi imparfaits soient-ils, ils sont nos seuls moyens de percevoir notre environnement. Ils sont la source de ces cinq nouvelles dont certaines dérivent de proverbes, de faits réels ou d’anecdotes.
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(1ère partie)
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1. La vue
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À l’ouest du parc Serengeti, en Tanzanie, enclavée entre les fleuves Ngorongoro et Mara, se trouve une savane que les Kuyukus identifient sous le vocable d’Odongo. Ne cherchez pas sa localisation exacte sur une carte: cette région est désertique et demeure encore enrobée de mystère. Nul explorateur n’y a mis les pieds depuis la célèbre expédition Mulligan et O'Farrell en 1897. Ils étaient à la recherche d’espèces animales inconnues mais y ont trouvés tous les deux une mort atroce.
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Des rumeurs persistantes dans les milieux scientifiques sont à l’effet que certaines espèces animales y auraient développé un langage commun qui leur permettrait de survivre et de résister aux prédateurs étrangers. «Ils parlent…» était inscrit sur une note trouvée dans la main de Mulligan, quand on découvrit son corps quelques années après sa disparition.
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M’baga était une guenon d’une laideur repoussante. Elle avait un corps difforme et souffrait d’un violent strabisme qui lui conférait un regard torve. Dès sa naissance, ses parents la trouvaient si laide qu’ils s’en occupèrent très peu, ne lui prodiguant que le minimum nécessaire à sa survie. Durant son enfance, Ils s’inquiétèrent de son avenir et de sa capacité à trouver mari, une fois qu’elle aurait atteint l’âge de la puberté. Chez les singes en général et chez les macaques en particulier, les femelles se marient dès l’âge de quinze ans.
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Mais le sort de M’baga en fut tout autre. Était-ce la pénurie de femelles disponibles cette année-là ou la dot que son père avait réussi à lui consacrer, le fait est que le vieux Trongo, le doyen du clan, jeta son dévolu sur elle. Les noces furent célébrées rapidement et ce fut une grande fête à laquelle toute la tribu fut conviée. De plus, on vit accourir des animaux des quatre coins de la savane. Des hyènes, des zèbres, des gnous et des gazelles de Thomson vinrent par douzaines accompagnés de lions, de rhinocéros et de buffles, tous attirés par un menu très généreux et très varié.
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Un mariage, c’est bien connu, est l’occasion de commérages, de ragots et de potins. Les méchantes langues y allèrent bon train, des commentaires désobligeants se firent entendre, même durant la cérémonie pourtant fort protocolaire. « As-tu vu cette gueule avec ce fard? Quelles couleurs et quel mauvais goût ! Et cette robe vintage ? Mais, ils sortent d’où, ces gens-là ? Elle est tellement laide qu’elle aurait dû se cacher sous un drap épais… ». Mais le comble fut une remarque lancée à toute volée par un jeune singe snob : «Je parie qu’elle était bien obligée de se marier…Le vieux Trongo a toute une réputation avec les donzelles!» Toute l’assistance pouffa de rire. Même le père de la mariée, pourtant très à cheval sur les principes, ne put retenir un petit sourire en coin. M’baga, quant à elle, baissa les yeux pudiquement.
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Quand elle accoucha six mois plus tard, personne ne fut surpris ni, d’ailleurs, ne portait plus attention à ce drôle de couple. Trongo avait déjà un pied dans la tombe et la laideur de M’baga n’attirait aucune sympathie de la part du clan. Quand elle se promenait dans les hautes herbes ou qu’elle sautait d’une branche à l’autre parmi les acacias, les baobabs et les frangipaniers, des murmures fusaient de toutes parts sur sa lourde démarche ou son corps difforme. Les zèbres sifflaient des Tss! Tss!, les guépards poussaient des soupirs sarcastiques et les hyènes se tordaient de rire. Mais M’baga poursuivait son chemin sans se soucier le moindre du monde.
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Comme il fallait s’y attendre, le bébé hérita la laideur de sa mère et l’air renfrogné de son père. Il louchait, il pleurait constamment et il refusait toute risette. Dès que les autres animaux de la savane le virent, ils poussèrent des cris, effrayés, et déguerpirent à toutes jambes. « Comment autant de laideur peut-elle être concentrée dans un si petit corps !» fut le consensus général. Bientôt, le sarcasme fit place à la consternation générale et même à la pitié. M’baga, elle, haussait les épaules et faisait comme si de rien n’était.
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Elle n’était préoccupée que par une seule chose : le bien-être de son petit. Elle passait sa journée à le cajoler, le dorloter, à prendre soin de ses moindres désirs. Du lever du soleil jusqu’au crépuscule, elle le portait tantôt sur son dos, tantôt sur sa poitrine, l’entrainant dans ses sauts à travers les branches des euphorbes et des figuiers. Le soir venu, elle le couchait confortablement dans un lit de feuilles tout au haut d’un arbre à palabre et là, dans le silence de la savane, elle lui fredonnait une dormeuse. M’baga était une mère-modèle et tous les animaux en furent émerveillés.
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Mais cet émerveillement était accompagné de questions insidieuses. Un jour, alors que les femelles des diverses espèces prenaient le thé, elles ne purent s’empêcher de se demander : « Mais comment fait-elle pour prendre soin d’un tel avorton ? Comment peut-elle aimer un enfant qui louche autant ? Avez-vous remarqué combien il est laid, ce petit ?» Et toutes convinrent que le sort avait joué un mauvais tour à M’baga en l’accablant d’une progéniture aussi repoussante. Pourtant, elles ne pouvaient qu’admirer la patience, le dévouement, la tendresse et l’empressement dont elle couvait son enfant. Les girafes et les hippopotames, les éléphants et les tigres, les topis et les impalas, tous se perdaient en conjecture sur ce phénomène. Comment une mère pouvait-elle porter autant d’attention à un enfant aussi laid?
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Une gazelle de Thomson, aux cils recourbés et aux formes gracieuses, élégamment vêtue de sa robe striée, s’approcha du groupe. Elle porta un regard circulaire sur les femmes qui sirotaient leur thé et leur dit sur un ton hautain mais fort courtois : « Chères amies, sachez qu’à la vue de son enfant, toute mère est fière. Même pour une guenon, son enfant est comme une gazelle !». (1)
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(1) Conte inspiré d’un proverbe arabe.
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2. Le goût
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Le rituel des repas se répétait : avant même de s’assoir, il avait commencé ses jérémiades. Il humait l’air à grand bruit, comme un chien sur la piste d’un os, pour déclarer d’un ton péremptoire : «Il manque du sel dans ta soupe !». Comme à son habitude, il goûta lentement le liquide fumant avant d’ajouter que cela n’avait pas de saveur. D’un geste las, il saisit la salière pour en arroser copieusement son assiettée. Lorsqu’arriva le rôti de bœuf, il lui trouva un goût étrange et n’avala qu’une seule bouchée à grand renfort de vin. Quant au dessert, il le jugea insipide. Il se leva de table, jeta sa serviette d’un geste brusque pour signifier son mécontentement et se lança dans une longue tirade sur le manque de capacité culinaire de sa femme. Son ton était dur et ses reproches secs. Elle, elle l’écoutait sans dire un mot, la tête baissée et la larme à l’œil.
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Cela faisait des années qu’à chaque repas il lui faisait des commentaires négatifs et l’éreintait littéralement par ses remarques désobligeantes. Il lui reprochait sans cesse son manque de goût et son peu d’imagination dans la composition des plats. Il ne lui épargnait aucun détail et ne concédait aucun compromis : tout était sujet à critique. Il n’engageait aucune conversation même de ces choses banales qui font généralement un repas de famille. Il trouvait qu’elle mettait tantôt trop d’épices, tantôt pas assez de sel, que les plats étaient soit trop chauds ou trop froids, bref : il ne trouvait que des défauts à sa cuisine.
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Il terminait toujours sa tirade par l’importance qu’il accordait au goût de la nourriture. Pourtant, il ne se considérait pas gourmand, loin de là, mais plutôt fin gourmet. Il lui répétait sans cesse que le goût est le plus important des sens et qu’il souhaiterait qu’elle en développe les subtilités et l’apprécie à la juste valeur.
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Elle se cantonnait dans un mutisme résigné. Au début de leur mariage, elle avait été étonnée par ces mots durs. Elle reconnaissait son peu d’intérêt aux choses culinaires et que sa cuisine comportait de graves lacunes. Mais de là à recevoir ces remarques acerbes à chaque repas, elle ne s’y attendait pas. À l’époque, elle n’avait pas réagi. Par la suite, le rituel s’étant installé, elle le laissait parler et gardait le silence, l’esprit ailleurs.
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Elle trouvait injuste de ne recevoir que des critiques négatives comme prix de ses efforts. Pourtant, elle avait pris des cours de cuisine et consultait régulièrement des sites culinaires sur l’Internet. Malgré ses tentatives d’innover dans la composition du menu et de s’appliquer dans la confection d’un plat, il ne manquait pas l’occasion de déceler le petit défaut qui réduisait ses efforts à néant.
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Mais après tant d’années, un sentiment de grande lassitude mêlée à une révolte étouffée avait pris naissance au fond de son âme.
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Ce jour-là, elle se leva de bonne heure et se dépêcha pour aller au marché. Elle fit le tour des étals et s’approvisionna en légumes frais et en viandes de choix. Elle demanda conseils aux marchands et rentra chez elle avec un plan. Elle fit deux ou trois appels téléphoniques à des amies et se mit au travail. Après avoir enfourné la pièce de viande, elle s’attaqua au dessert. Elle connaissait le faible de son mari pour les gâteaux riches en crème pâtissière, caramel et pâte feuilletée. Elle allait composer un Saint-honoré !
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Quand elle acheva sa cuisine, elle mit la table en disposant la vaisselle et les ustensiles des grands jours. Elle prit soin d’y ajouter des chandelles et un petit bouquet de fleurs. Elle jeta un dernier coup d’œil et, satisfaite du résultat, retourna à la cuisine pour une dernière vérification. Devant le St-honoré, elle resta un instant pensive, l’examinant attentivement pour s’assurer qu’il était parfait. Elle sortit de son sac un sachet contenant une poudre granulée rose qu’elle mélangea à du sucre et saupoudra légèrement le gâteau, lui donnant ainsi un véritable air de fête.
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Elle entendit la porte d’entrée se fermer. Son mari venait d’arriver.
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Il fut tout surpris quand il passa devant la salle-à-manger et ne put se retenir de lui demander : « Nous attendons quelqu’un à diner ?». Elle lui expliqua que ce soir était spécial pour elle et qu’elle lui avait préparé un repas original. Elle lui expliqua qu’elle avait enfin compris toutes les critiques qu’il lui avait fait au cours des mois et des années passés. Elle ajouta qu’aujourd’hui il sera enfin fier d’elle et qu’il trouvera certainement son diner délicieux à tout point de vue.
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Intrigué, le mari s’installa confortablement à table et attendit impatiemment qu’elle lui serve le potage. Dès qu’il le huma, il leva un sourcil, surpris, et un léger sourire apparut sur ses lèvres signalant qu’il le trouvait intéressant. Il le goûta lentement et, déposant sa cuillère, il affirma : « Bravo! Délicieux, en effet… ». Le reste du repas se poursuivit dans le silence. Il dégustait chaque bouchée, prenant le temps de savourer l’agencement harmonieux des sauces, des épices, des légumes et des viandes. Elle l’observait du coin de l’œil, silencieuse comme à son habitude. Elle souriait.
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Arriva enfin le dessert ! Elle sortit de la cuisine, portant majestueusement le St-honoré à bout de bras. Elle était fière de son œuvre. Dès que son mari aperçu la formidable pièce montée, fourrée de sa crème préférée, il ne put retenir une exclamation de surprise et d’admiration. L’œil gourmand, il était impatient d’y goûter. Elle déposa le St-honoré devant lui et s’apprêtait à lui couper une tranche quand il demanda: «Mais qu’est-ce que ce sucre rose sur le St-honoré? Je n’ai jamais rien vu de pareil sur un tel gâteau… ». Elle lui fit un clin-d ’œil entendu et lui répondit : «Chéri, c’est un sucre spécial sur un gâteau spécial pour un homme très spécial! Goûte-le et tu m’en donneras des nouvelles !». Elle lui mit une belle grande tranche devant lui, s’installa confortablement et attendit sa réaction.
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Il prit sa fourchette d’un geste lent plein d’expectative et coupa un bon morceau recouvert de crème et de sucre rose. Il ferma les yeux durant un long moment, transporté par le plaisir du goût délicieux et un large sourire apparut sur son visage.
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Soudain, son sourire se transforma en un hideux rictus. Il ouvrit les yeux, son regard trahissait une peur panique et une bave rosâtre apparut aux commissures de ses lèvres. Il tomba à terre foudroyé par le permanganate de potassium dont elle avait saupoudré le St-honoré.
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(2ième partie)
3. Le toucher
Dès sa naissance, Richard était victime d’une terrible maladie dont ses parents ne prirent conscience qu’à sa quatrième année. Un jour, sa mère trébucha en cuisinant et renversa une casserole pleine d’eau bouillante par terre. Richard jouait avec des ustensiles sur le carrelage et il en reçut d’importantes
éclaboussures. Mais il ne réagit même pas. Sa mère se précipita pour le sécher. Elle l’enveloppa dans la serviette et courut à l’hôpital. Les médecins constatèrent des brûlures au second degré sur les bras et les jambes. Mais ce qui étonna le personnel médical, fut l’air souriant et amusé du bambin. Il semblait insensible à la douleur.
Quelques mois plus tard : nouvel incident, plus grave. Richard avait atteint cet âge où les enfants sont désobéissants et sont animés par un esprit de contradiction. Sa mère lui avait bien dit de ne pas toucher aux éléments de la cuisinière. C’était suffisant pour qu’il y mette la main. Il ne les ôta que parce qu’il commençait à sentir une odeur désagréable de chair brûlée. Il regarda attentivement ses doigts et constata les rayures noires sur ses doigts carbonisés. Il s’enfuit sans pleurer chez sa mère qui fut gagnée d’effroi et de désarroi.
Ses parents entreprirent une tournée de médecins spécialisés. Le petit subit des tests de toutes sortes pour trouver les causes de ce mal étrange. Rien n’y fit. La sclérose, les maladies cardio-vasculaires et autres maux furent longuement examinés mais ne semblaient pas en être l’origine. À la Clinique Mayo, le diagnostic tomba comme une chape de plomb : Richard souffrait d’une hypoesthésie asymptomatique, un cas rarissime dans les annales médicales et qui se traduisait par une incapacité congénitale à ressentir la douleur physique. Le seul conseil donné aux parents fut de surveiller l’enfant à tous instants pour lui éviter les risques de se faire du mal sans s’en rendre compte.
À l’adolescence, Richard usa de son état pour en faire un don qui lui valut l’admiration de ses copains. Il était le seul à sortir à gagnant de ces concours et de ces défis que se lancent les jeunes pour voir lequel pourrait supporter la douleur. Il pouvait se planter un clou dans le bras ou à mettre la main au feu, littéralement, sans sourciller. Ce n’est qu’à la vue du sang que ses amis lui lançaient enfin : « Arrête !». Autrement, Richard continuait à sourire en jouant à ces jeux extrêmes. Au grand désespoir de ses parents.
Sa condition l’empêchait d’appréhender le monde autour de lui. Il pouvait bien sentir les parfums des fleurs mais ne ressentait aucunement le pincement d’une épine de rose. Il appréciait les câlins de sa mère non pas pour le plaisir de sentir sa peau contre la sienne mais bien plus pour l’affection qu’il ressentait profondément dans son cœur. Lorsqu’il touchait un objet, il lui était difficile, voire impossible, d’en déterminer la forme, la consistance ou la température. Il était privé de toutes sensations tactiles et ne les ayant jamais éprouvées, il n’en connaissait pas la nature. Il se fiait à ses autres sens pour percevoir son environnement. Au fil du temps, ceux-ci avaient réussis à compenser cette lacune étrange. « Je me suis ajusté » avait-il coutume de répondre à ceux qui voulaient savoir comment il pouvait bien vivre sans le toucher.
Malgré cet handicap, sa vie aurait pu poursuivre une trajectoire normale. Certes, son cas était intéressant d’un point de vue médical mais pas suffisamment sérieux ou débilitant pour l’empêcher de jouir de la vie. Il s’était, en effet, ajusté et menait la vie normale de tout jeune étudiant. Son caractère grégaire et joyeux lui attirait un large groupe d’amis. On ne lui connaissait pas une amie en titre mais flirtait avec toutes celles qui se présentaient. À ses copains, il avouait avec des sous-entendus : «Je butine!». Il aimait faire la fête.
Au mois de mai, alors qu’il revenait d’une soirée bien arrosée en compagnie de son amie et d’un autre couple, il perdit le contrôle de l’auto et emboutit un arbre. Seul occupant de l’auto à avoir omis de boucler sa ceinture, il fut projeté hors du pare-brise pour se retrouver dans le champ à quelques pieds de la route. Les passagers eurent la frousse de leur vie mais s’en sortirent indemnes. Quand sa copine le trouva dans le fossé, elle eut de mal à le reconnaître. Il était dans une posture grotesque, comme une marionnette désarticulée, la tête en sang. Elle se pencha sur lui et, en larmes, tenta de le secourir. Il respirait à peine.
Avec l’aide des deux passagers sortis également indemnes, elle le retourna sur le dos et mis sa tête sur ses genoux. Elle défît son col et l’épongea d’un mouchoir. Une large entaille traversait son front et elle s’appliqua à arrêter la saignée. En attendant les secours routiers, elle lui parla à voix basse, lui caressant tendrement les joues, les cheveux, les mains, la poitrine.
Richard, lentement, sortait de son état de confusion. Il reprenait graduellement ses esprits mais il était aussi sous l’effet d’une sensation mystérieuse. Il ressentait des picotements partout où son amie glissait ses doigts et lorsqu’elle caressait une meurtrissure c’était comme une goutte d’eau fraîche un jour de
grande chaleur. Sa peau frémissait et il ressentait une vie nouvelle le submerger. Il avait l’impression qu’une force surnaturelle le délivrait d’une armure qui l’avait tenu prisonnier toute sa vie. Enfin libre, il découvrait le toucher.
Il ouvrit les yeux.
Elle était là, penchée sur lui, en larmes, lui caressant tendrement le visage et lui murmurant des mots doux. Elle l’aimait et dans la crainte de le perdre, elle tentait maintenant de le retenir par ses paroles. Elle lui apparut dans une sorte de brouillard qui se dissipa peu à peu et lorsqu’enfin il distingua ses traits, il reconnut l’Amour qui le tenait dans ses bras.
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4. L’ouïe
Ils m’ont sortie de sous les décombres, ligotée sur un brancard de fortune et enfournée dans une camionnette avec cinq autres corps, emprisonnés comme moi, avant de filer à toute allure sur un sentier cahoteux à travers la montagne. J’avais peine à respirer et je ressentais chaque pierre de la route comme un couteau qui me transperçait le flanc gauche. J’étais prisonnière de Daech.
Cela faisait à peine deux mois que je travaillais comme infirmière dans un hôpital de fortune en banlieue de Deir Ez-zor, dans la partie orientale de la Syrie. J’avais de l’expérience dans la médecine militaire et c’est ce qui avait convaincu Médecins Sans Frontières de m’envoyer dans cette zone dangereuse. Nous avions été pris dans un tir croisé entre les factions rebelles, l’armée nationale et les combattants de Daech. Sous les feux incessants, nous avions réussi à grouper les blessés au centre de la bâtisse. Mais quand des avions inconnus ont lancé leurs bombes, la panique s’empara de tout le personnel. Je me suis réfugiée sous un lit et c’est à ce moment qu’un tonnerre d’une force inouïe se fit entendre et tout chamboula. Des blocs de ciment s’abattirent sur mon refuge de fortune, je ressentis une douleur à ma jambe gauche et ce fut la grande noirceur.
Je ne percevais aucun son à l’exception d’un bourdonnement pénétrant qui m’obligeait à fermer les yeux. Je me concentrais sur ma douleur essayant de trouver une position moins vulnérable aux chocs de la route, sans succès. Je sentais mon sang couler de mes oreilles en longs filets tièdes avant de
m’évanouir.
Lorsque je me suis réveillée, j’étais dans un noir opaque et profond. La corde retenant mes poignés avait été défaite et je pus m’en débarrasser facilement. Je rampais sur le sol humide, essayant de déterminer où je me trouvais sans aucun point de repère. Mon cauchemar débutait.
Je n’ai jamais su combien de temps dura ma captivité. Dans cette épaisse obscurité où je devais parfois toucher mes yeux pour m’assurer qu’ils étaient effectivement bien ouverts, j’ai rapidement perdu la notion du temps. Une semaine ? Un mois ? Trois mois ? Quand je fus enfin libérée, des journalistes m’informèrent que j’avais passé huit mois dans ce trou. Le choc fut brutal et je refusai de les croire. Encore aujourd’hui, j’ai des doutes à ce sujet…
Mes souvenirs de cette captivité sont, somme toute, assez sommaires. Le temps avait pris une autre dimension. Sans montre ou autre instrument de mesure, je finis par m’habituer aux moments réguliers où mes ravisseurs me donnaient à manger. Ils descendaient à l’aide d’une corde un baluchon contenant une miche de pain, un morceau de fromage au goût acide, une cruche d’eau qui puait le poisson pourri. A partir de cette maigre routine, j’en comptais la fréquence, espérant qu’elle coïncidait avec une journée. Malgré cela, je dus commettre plusieurs erreurs de calcul, m’embrouillais souvent faute de concentration adéquate et finalement j’abandonnai, résignée à subir cette torture.
J’avais fait le tour de la caverne à tâtons et en déduisis que ce devait être un puits abandonné. Les parois circulaires étaient rocailleuses et humides par endroits. Les moindres sons se répercutaient et s’amplifiaient, pour mourir après de longs moments qui paraissaient une éternité.
En fait, ce furent ces sons qui hantèrent mon esprit durant toute ma captivité. Mes sens s’étaient en quelque sorte atrophiés : je ne voyais rien et m’étais habituée à une gamme limitée de saveurs et d’odeurs. Mon ouïe, par contre, s’était grandement développée et je me surprenais à percevoir les sons les plus légers. Sur la paroi, par exemple, coulait un mince filet d’eau qui traversait les couches de sédiments et qui tombait sur le sol avec un tintement de cloche si doux, si aérien qu’au début je le percevais à peine. Mais, assise la tête sur les genoux, je me concentrais pour que ce bruit si ténu, devienne une musique d’orgue qui emplissait la caverne entière. Chaque goutte s’ajoutait à une autre pour former une musique grandiose. J’avais toujours eu un faible pour les toccatas de Bach et là, dans cet antre noir, j’imaginais ce clapotis composé par le maître lui-même. Que de concerts j’ai entendu durant ma captivité !
Je fus réveillé à quelques reprises par des insectes qui se promenaient tranquillement sur moi, s’arrêtant sur mon visage et me caressant de leurs longues antennes. La première fois, je sursautais, dégoutée. Mais je m’y habituais assez vite. Je pouvais distinguais leur approche au bruissement de leurs ailes. J’étais même capable de distinguais le vulgaire cafard d’une espèce de mante au corps long et mince par le frou-frou de leur vol, qui me rappelait étrangement la robe que je portais au bal de graduation.
Loin de me répugner, ces cafards par leur bruit si doux, devinrent des amis que j’invitais à me tenir compagnie. Les gouttes qui ruisselaient des murs étaient comme des chants qui s’élevaient vers la liberté. J’attribuais au moindre son une nouvelle signification.
Parfois, j’entendais des bruits lourds qui faisaient trembler le sol. Je me concentrais alors pour les amplifier afin de mieux les reconnaître. Je m’imaginais plonger au sein de ces grondements, comme un plongeur au fond des abysses, me frayant un passage à travers des couches de silence épaisses
comme d’énormes matelas. Malgré tous mes efforts, ces bruits demeuraient confus et lointains, créant en moi une grande anxiété. Je me détournais alors pour me concentrer sur la douce musique de l’eau qui m’apaisait et me berçait.
À quel moment ces divers bruits évoquèrent des images et des couleurs ? Il m’est difficile de le préciser, pourtant l’acuité de mon ouïe créa en moi ce phénomène étrange. Généralement vives, ces couleurs se mouvaient dans un océan pastel et se fondaient les unes aux autres, pour un effet saisissant et admirable. En tant qu’infirmière, j’avais eu l’occasion de prendre des drogues hallucinogènes. Mais ce que je vis durant ma captivité, dans la nuit opaque de ma prison, était de loin plus saisissant et plus beau. J’en garde encore aujourd’hui un souvenir émouvant.
Durant de longs moments je guettais les envois réguliers de nourritures. À chaque fois, ils se faisaient si vite que j’avais de la difficulté à percevoir exactement d’où ils venaient et de mesurer la distance qui me séparait de l’ouverture. Durant ces brefs instants, une faible lueur apparaissait au-dessus de ma tête, une corde était lancée à laquelle était accroché le baluchon. Dès que celui-ci atteignait le sol, j’avais quelques secondes pour le dénouer et la corde était rapidement retirée. Une fois, je tirais brusquement sur la corde. Elle ne présenta aucune résistance et elle tomba mollement sur moi. Comme punition, je suppose, je fus privée de nourriture durant de longs moments et je dus crier de faim.
Crier…entendre ma propre voix ! Quel étrange phénomène ! Je disais des mots sans fins, vide de sens, juste pour le plaisir d’entendre une voix, ma voix, dans ce silence sidéral. Tantôt je chuchotais de longues phrases ou je chantais soto voce, tantôt je hurlais des sons gutturaux ou je déclamais des tirades de Corneille et de Racine. Je sortais de ces exercices complètement épuisée, les oreilles bourdonnantes et la tête en feu. Je me calmais et m’enveloppais à nouveau dans le silence comme dans un châle douillet.
Et puis, par moment, c’était le silence total, bien plus dense que la noirceur de ma prison, si opaque et si lourd qu’il m’étouffait et me donnait des palpitations. J’avais alors de la difficulté à respirer, saisie par une impression bien réelle de me noyer. Il est difficile d’imaginer l’absence de bruit. Cela est plus aisé avec les autres sens : on ferme les yeux, on se bouche le nez ou on ne touche à rien. Par contre, même si n’entend rien, on entend toujours quelque chose, si ce n’est que le battement de son propre cœur ou cette espèce d’ultra-son qui emplit votre espace intérieur, insidieusement, et qui finit par vous donner le tournis. Pire que le noir, ce sont ces moments-là qui m’ont fait le plus souffrir. J’avais beau parler, crier, chanter ; rien n’y faisait. Quand je m’arrêtais, épuisée, ce silence retombait sur moi et m’écrasait de tout son poids.
J’étais abandonnée. Le monde m’avait sans doute oubliée et je me retrouvais désespérée dans cet utérus de pierre, humide, chaud, noir et silencieux. Ma libération a fait les manchettes du monde entier et ensuite je suis retombée dans l’oubli. Les journalistes avaient longuement rapporté comment des soldats de la Coalition m’avait trouvée escaladant une corde pour sortir d’un trou caché par des pierres. En effet, cette corde, comme un cordon ombilical qui me nourrissait régulièrement, avait été abandonnée par mes ravisseurs en fuite. J’en avais profité pour retrouver la lumière.
Aujourd’hui, je porte encore les cicatrices de ma captivité profondément tatouées en moi. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, je ne supporte plus la lumière et j’ai une crainte morbide des grands espaces. Je préfère rester chez moi, dans la pénombre.
Là, la tête sur les genoux, je fais graduellement le vide dans ma tête et je me concentre sur les bruits légers, lointains et mystérieux, qui flottent dans l’air et qui entrent par ma fenêtre. Je ferme les yeux à la recherche de ces moments qui m’avaient tant effrayé mais que j’avais apprivoisés. Je fais revivre ces couleurs chatoyantes qui se fondaient et dansaient devant moi. Je palpe cette sérénité qui m’envahit lentement et je suis toute attentive à écouter la symphonie du silence.
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(3ième partie)
5. L’odorat
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Il était perché sur un escabeau, maniant la spatule avec précaution et mélangeant les différents ingrédients que sa mère avait mis dans un grand bol. Il avait à peine huit ans, haut comme trois pommes et tirait la langue, concentré par son travail. Il participait à la préparation des gâteaux et autres douceurs, un rituel des Fêtes qui allait l’accompagnait durant bien des années. La cuisine était dans un grand désordre, les comptoirs saupoudrés de sucre, de farine et d’épices. La maison entière embaumait du parfum de caramel, de cannelle, de vanille, de cardamone, de noix de muscade, de chocolat et d’amandes grillées. C’était des moments de grands bonheurs…
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Ces instants riches d’émotions passés avec sa mère avaient affinés son odorat et depuis, l’avait rendu sensible aux subtiles émanations de son environnement. Quand il marchait dans la rue ou entrait dans un magasin, il pouvait distinguer les effluves qui flottaient dans l’air et reconnaître son chemin vers leurs sources. À table, il reconnaissait un mets avant même qu’il ne soit déposé devant lui et pouvait juger à vue de nez s’il lui manquait telle ou telle épice, sans jamais se tromper. Le fumet d’un poisson, l’arôme d’un café ou le bouquet d’un vin n’avait pas de secret pour lui. Il était capable d’en nommer l’origine les yeux fermés. Son odorat faisait foi de tout.
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Il en était venu à considérer son odorat comme un don du ciel, qu’il était d’ailleurs fier cultiver et développer. Il recherchait pour son épouse les parfums les plus rares, aux fragrances les plus exotiques. Il évitait les arrière-cours autant que la campagne car il craignait les remugles d’égouts et les senteurs malodorantes du fumier.
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Par contre, il aimait visiter des boulangeries et des fleuristes, les narines palpitantes sous l’effet des odeurs. Il marchait alors d’un pas allègre, ému par les souvenirs qui le submergeaient. Bien sûr, il avait lu la fameuse expérience de la madeleine décrite par Proust et il ne pouvait qu’admirer la description minutieuse, intimiste et tellement précise qu’il en avait fait. Il reconnaissait que l’odorat était sans aucun doute le premier et le dernier des sens, le plus primitif et le plus fidèle, celui qui nous relie directement à nos émotions les plus intimes et les plus fortes de notre existence.
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Aujourd’hui, il avait du mal à sortir de cette douce torpeur dans laquelle il se trouvait. Il se sentait enveloppé en entier par les arômes délicats de chocolats et de beurre fondu, par les essences de vanille et de noisettes. Il flottait entre deux mondes, tiraillé par le sommeil et le désir de plonger dans ces délices olfactifs.
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Il se secoua. Il lui fallait sortir de son lit. Il sommeillait depuis trop longtemps sous l’effet des sédatifs pour calmer la douleur terrible qui le clouait au lit depuis des semaines, depuis que le médecin avait posé son diagnostic implacable. Sans avertissement aucun, il s’était écroulé quelques semaines plus tôt. Suite à de nombreux tests, il devait apprendre que le cancer du pancréas ne lui laisserait que peu de temps. Sa mort était imminente.
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Avec grandes difficultés, il sortit du lit, enfila ses pantoufles et se traina jusqu’à la porte de la chambre. Le parfum délicat des pâtisseries avait pénétré chaque interstice de la maison. Il avait l’impression de nager dans des effluves de douceurs indicibles qui lui donnaient la force et le courage de se rendre jusqu’à la cuisine. En s’accrochant à la balustrade de l’escalier, il descendit chaque marche, lentement et péniblement. Son œil était tout à coup plus vif et sa main tremblait légèrement de fébrilité. Il lui fallait découvrir ce que son épouse avait mis dans le four et qui dégageait ce parfum si agréable.
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Il avança avec peine jusqu’à la cuisine.
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Le spectacle qui se présenta à ses yeux le ravit et il ne put s’empêcher de sourire. La cuisine était sens dessus-dessous, des ustensiles empilés dans l’évier et sur la table, des sacs de farine et de sucre, des pots d’épices et de noix, comme au temps de son enfance. Mais ce qui attira son regard avide fut deux plateaux de biscuits aux amandes trempés dans du chocolat noir, ses préférés, ceux-là même qu’il préparait amoureusement avec sa mère voilà bien des années.
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En silence, il s’approcha avec difficulté, chaque pas exigeant des efforts considérables. Il avait l’eau à la bouche, hypnotisé par ces friandises encore tièdes. Il tendit la main pour en prendre une subrepticement.
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Tout à coup, sa femme se retourna et lui tapa sur les doigts et s’écrie : « Ah non ! C’est pas pour toi ! C’est pour l’enterrement !»
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