PATRICK'S COVE
Résumé : Souvent nos sens nous induisent en erreur. Ils nous font percevoir le monde qui nous entoure de façon étrange. Parfois, ils nous amènent à confondre le rêve et la réalité. Complices de notre subconscient, nos sens nous jouent des tours, tel un ultime jeu interactif.
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Patrick allait en faire l’expérience d’une façon qui le marquerait profondément. Des années plus tard, il en serait encore affecté.
Cet été-là, comme plusieurs auparavant, Patrick se rendait à Sea Gull Beach, à Cape Cod, avec son seau rouge, sa pelle jaune et son filet de bambou acheté au magasin général. D’un pas décidé, il allait explorer la petite anse qui se trouvait à l’extrémité de la plage. De là, partait une jetée de blocs de granit enserrant la rivière qui se déversait dans l’océan.
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L’anse en question n’avait pas vingt-cinq mètres de long et à peine trois de large. Coincée entre la jetée et le terrain de stationnement, elle s’ouvrait vers la droite sur les vastes marécages de l’estuaire de Bass River. Une végétation haute et drue s’étendait à perte de vue, ondoyante à la moindre brise marine, retenant une eau d’un bleu profond. Le paysage avait l’allure sauvage d’un monde à découvrir.
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Patrick passait de longues heures dans cette anse, fouillant les eaux et le sable pour le moindre crustacé. Du haut de ses huit ans, il courait après les crabes et n’hésitait pas à les poursuivre sous les rochers. Le filet bien en main, il restait là, penché, le visage à fleur d’eau, observant et tâtant chaque galet et coquillage comme si c’était une pierre précieuse.
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Il revenait de ces expéditions en fin d’après-midi, le seau plein d’eau, de sable et d’algues « pour que ce soit comme dans la mer », disait-il fièrement. Il soulevait alors de longues feuilles luisantes et ruisselantes pour faire découvrir un foisonnement de crabes, de coquilles, de limaces d’eau, de bernard-l’hermites, de minuscules crevettes roses et d’infimes poissons presque transparents. Ce petit monde grouillait au fond du seau, visiblement à l’étroit. Cette proximité entrainait une agressivité entre les prisonniers, créant un divertissement inattendu pour la petite foule d’enfants accourus de toute la plage et qui encourageaient ces ébats cruels de leurs rires et de leurs cris.
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Ce jour-là, comme à son habitude, Patrick était parti avec ses ustensiles, suivi de son père. Ils longèrent la jetée et, arrivés au premier bassin, le garçon se mit à l’ouvrage. Il avait la détermination de celui qui n’a pas de temps à perdre.
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- Je vais creuser un grand trou ici, dit-il à son père, en délimitant de sa pelle un grand cercle.
- Et pourquoi faire ?
- Mais pour mettre tout ce que je vais trouver ! Répondit-il d’un air étonné. Si non, je les mettrai où ? Il avait l’air de dire : mais il ne comprendra donc jamais ce que je fais ici ?
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Son père s’installa confortablement sur le sable, la tête contre un rocher, les yeux mi-clos, observant son fils. Mais rapidement, il sombra dans le sommeil.
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Patrick, lui, creusait son trou avec application. Bientôt, il avait réussi une cavité peu profonde qui prenait de l’eau. Avec un air sérieux, il prit son filet et entra dans l’eau jusqu’aux cuisses. Au bout d’une demi-heure, son petit bassin contenait une bonne douzaine de petits mollusques qui se démenaient dans toutes les directions en se chamaillant de façon brutale. Dans une partie plus profonde, on pouvait voir de minuscules crevettes et de petits poissons aux reflets bleus nageant entre de longues algues orange.
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Patrick n’était pas encore satisfait. Il poursuivait sa pêche, à la recherche d’un dernier prisonnier, d’une espèce qu’il voulait plus belle et plus rare. Il avait déjà remarqué un escargot, sans doute d’une famille de bernard-l’hermite qui portait un beau coquillage rouge en spirale, tacheté de noir et de jaune. À chaque fois, que Patrick s’apprêtait à le saisir, la bestiole disparaissait dans un trou du rocher, sentant le danger tout proche.
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Mais maintenant Patrick était résolu à l’attraper.
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En fouillant attentivement les recoins d’un rocher proche de la jetée, Patrick découvrit enfin ce qu’il cherchait. Un bernard-l’hermite gros comme un pouce, immobile, comme assoupi sous l’effet du soleil. Il semblait inoffensif et vulnérable, malgré ses deux énormes pinces qui lui donnaient des airs de homard miniature.
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Patrick s’approcha lentement. Prudent, il s’assurait que son ombre ne se projetait pas sur le coquillage, convaincu que cela suffirait pour que l’escargot disparaisse dans le rocher.
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D’un geste calculé, il avança la main, retenant son souffle, concentré sur la capture imminente. Il était à trois centimètres de sa proie quand, soudain, sans donner le moindre signe, le bernard-l’hermite se retourna et pinça l’index tendu de Patrick. Il ne put retenir un « Aïe ! » de douleur. Il était surpris de la rapidité de l’attaque d’autant qu’il croyait avoir pris ses précautions.
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Mais la douleur persista. Une grosse goutte de sang opaque, presque noir, perlait au bout du doigt de Patrick, accompagnée d’une sensation de brulure aigue. Il avait l’impression qu’on lui transperçait son index Il porta son doigt à sa bouche et suça son sang. Il fut surpris du goût âcre. La douleur augmentait et il en avait les larmes aux yeux. Il se réfugiât près de son père, mais celui-ci dormait profondément. Il ne voulait pas le réveiller sachant que celui-ci ne manquerait pas de lui lancer une raillerie du genre :
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- Mais, voyons ! Qui est plus grand, toi ou ce coquillage insignifiant ? Et tu pleures pour cette peccadille ? Et en plus, tu me réveilles ? Non, mais… !
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Il ne réveillera pas son père, sous aucun prétexte. Plutôt souffrir que de subir ses moqueries !
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À la brûlure s’ajoutèrent bientôt des picotements qui coururent le long du doigt et de toute la main. Soudain, Patrick fut prit de vertige et ferma les yeux.
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Quand il les ouvrit, il remarqua que sa blessure avait disparu. Par contre, ses deux mains étaient maintenant recouverte d’écailles brunes et luisantes. Il les examina attentivement, surpris. Il voulut se retourner et réveiller son père quand il vit venir vers lui un crabe géant à peu près de sa propre taille ! La peur le saisit et il se mit à crier à pleins poumons. Mais aucun son ne sortit de sa gorge sauf un long sifflement strident, presqu’imperceptible.
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Patrick voulut courir, se mettre à l’abri de ce danger imminent qui fonçait droit sur lui. Mais ses pieds ne lui obéissaient plus. Sentant un poids sur ses épaules, il se retourna. Horreur ! Sur son dos se dressait un immense coquillage rouge en spirale, avec des tâches jaunes et noires. Il se secoua pour se débarrasser de cet encombrant fardeau. Mais rien n’y fit : il réalisa enfin qu’il avait été transformé en bernard-l’hermite !
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Il n’eut pas le temps de s’apitoyer sur son sort. Déjà une dizaine de mollusques de variétés diverses courraient vers lui à une vitesse qui lui sembla très rapide. Deux d’entre eux portaient sur le dos un coquillage similaire au sien. Sa première réaction fut la fuite devant ces monstres préhistoriques. Un coup d’œil furtif lui permit de découvrir un trou à la base d’un bloc de granit de la taille d’un gratte-ciel.
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Patrick voulut se précipiter mais il avait une grande difficulté à bouger avec ce poids sur les épaules. Dès qu’il réussit enfin à entamer sa course, il fut surpris de l’agilité et de la coordination de ses huit nouvelles pattes. Il dressa les deux grosses pinces de manière menaçante et couru vers l’abri de secours.
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Ses assaillants se dispersèrent en demi-cercle, tentant de lui barrer la route vers sa cachette. « Je vais les séparer l’un de l’autre » se dit Patrick en se retournant d’un coup pour faire face à gros chiton qui ressemblait étrangement à un char d’assaut. Il inséra ses deux pinces sous sa cuirasse et avec effort le souleva et le renversa sur le dos. Ainsi immobilisé, le chiton remuait ses minuscules antennes et lançait de petits cris à tout venant.
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Patrick n’eut pas le temps de crier victoire. Déjà un bigorneau s’avançait menaçant. D’un coup agile, Patrick lui coupa une antenne. L’autre lança un hurlement rauque et s’enfuit à toute allure, suivi de près par un acolyte.
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Le garçon avait nettement l’impression de vivre un film d’aventures préhistoriques du style de « Jurassic Park » ou de « King-Kong ». Sauf que là, sa propre vie était en danger. Il avait le souffle court, les sens en éveil, le corps tout entier secoué par l’anxiété.
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Un à un, Patrick attaqua les différents mollusques suivant la même ruse : fuite d’abord, suivie d’une volte-face soudaine, attaque frontale et enfin, usage de ses pinces pour faire reculer l’ennemi. Au bout du cinquième assaut, il fut étonné de la facilité avec laquelle il accomplissait maintenant ses gestes. Après chaque victoire, il poussait de petits cris aigus et lorsqu’il pourchassa les dernières limaces, celles-ci s’enfuirent sans demander leur reste !
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Épuisé mais heureux, Patrick put enfin goûter à la victoire. Il allait et venait au pied des immenses rochers, fier d’avoir conquis ce petit territoire. Les pinces bien hautes, il était prêt à le défendre farouchement. Soudain, sortant de derrière une roche, apparut un énorme bigorneau, trois fois sa taille. Son coquillage irisé aux reflets d’or et de sang, se balançait mollement dans l’eau claire. Ses tâches ressemblaient à celles des panthères, lui donnant des allures de prédateur cruel et sans merci.
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- À nous deux maintenant, lui lança le bigorneau.
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Patrick réalisa tout à coup qu’il comprenait le langage de son ennemi et, chose étonnante, il n’en fut pas surpris. L’autre poursuivit :
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- Ça fait des jours que tu viens par ici nous déranger, nous faire souffrir, nous séparer de nos amis et de nos familles. Tu nous ramasses ici, tu nous jettes là, tu nous mets dans des prisons, tu nous laisses mourir au soleil…Mais qui es-tu pour nous faire ainsi souffrir ? Tu creuses des petits bassins et tu nous lances là-dedans comme des gladiateurs dans une arène. Tu ne sais donc pas que tu nous déranges ? Notre Conseil suprême m’envoie pour m’occuper de toi. C’est moi qui t’ai piqué le doigt avec ce poison. Te voilà maintenant à notre taille et à notre merci…À nous deux!
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Et là-dessus, le bigorneau se lança d’un bond sur Patrick. Celui-ci, pétrifié par les cris de guerre de son ennemi, se dit que la meilleure stratégie dans les circonstances était la fuite. D’instinct, il se recroquevilla dans sa coquille et se barricada. Il découvrit que l’intérieur en spirale était assez vaste et qu’il pouvait y reculer jusqu’à ne plus voir de lumière extérieure. Seules des ombres lumineuses glissaient sur sa carapace translucide.
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Soudain, il se sentit pris dans une bousculade qui lui fit perdre l’équilibre. Secoué comme dans un tremblement de terre, Patrick perdit son sens de l’orientation. Le bigorneau y allait de toutes ses forces, roulant le coquillage de Patrick sur le sable dans toutes les directions, comme un vulgaire galet. Le choc de ses grosses pinces heurtant le coquillage se répercutait à l’intérieur et s’amplifiait au point d’assourdir Patrick, transi de peur. À un moment donné, il perçut même la pointe d’une grosse pince qui tentait de se faufiler jusqu’à lui, sans succès.
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Combien de temps dura ce manège ? Patrick ne pouvait le dire avec précision. Il avait tant roulé dans tous les sens qu’il en avait la nausée. Il se sentait abandonné au roulis du courant, sans espoir de secours. Ces quelques instants lui parurent une éternité. Le bigorneau ne lâchait pas prise et se relançait à nouveau et sans cesse contre lui en criant avec rage :
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- Je vais te donner une leçon, petit gamin. Je vais te couper tes pinces et tes pattes. Je vais te tordre le nez…je vais arracher tes antennes. Tu n’es pas prêt d’oublier tes jeux…je vais t’attraper et te tordre le coup, petit salaud !
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Et puis ce fut le calme plat. Pas un son, sauf celui des petites vagues qui venaient cogner doucement le coquillage de Patrick. Celui-ci, à l’affût dans sa spirale, immobile, tremblant de peur, craignait de faire le moindre bruit. Stabilisé dans un creux sablonneux, il percevait le jeu d’un rayon de soleil qui pénétrait jusqu’à l’intérieur de son coquillage. Malgré le silence et le calme revenu, Patrick percevait un danger qui le menaçait, une crainte qui le guettait au plus profond de lui-même. Mais il ne pouvait pas la définir.
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Rassemblant tout ce qui restait de son courage, il pointa une première antenne vers l’extérieur, puis une seconde. Prudemment, il sortit un œil. À premier abord, rien de particulier. Pourtant le soleil avait disparu et une énorme toile noire cachait le ciel. Tout à coup, il sentit une grande agitation dans l’eau et il vit que tout ce qui bougeait, nageait ou grouillait dans l’eau se sauvait dans toutes les directions à la recherche d’un asile. Il vit clairement deux immenses masses roses plonger dans l’eau. De panique, il ferma les yeux et se réfugia tout au fond de son coquillage. « Une attaque d’extra-terrestres, de monstres de l’espace ! » gémit-il. Il avait les yeux toujours fermés quand il se sentit transporté hors de l’eau et dans les airs. C’est à ce moment que Patrick perdit connaissance.
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Quand Patrick ouvrit les yeux, son père le portait et se dirigeait à grands pas vers l’eau. Là, il le lâcha brusquement :
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- Allez ! Réveille-toi ! Un bon bain n’a jamais fait de mal à personne ! Et il partit d’un rire tonitruant.
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Patrick se débâtit dans l’eau fraiche, égaré entre rêve et réalité. Il fit quelques plongeons et sortit enfin la tête de l’eau, souriant. Il revint vers le rivage, ramassa rapidement ses ustensiles et courut après son père qui trottait déjà vers la jetée. Il se retourna, soudain, et cria de toutes ses forces vers l’inconnu :
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- Je reviendrais, tu m’entends ? Je reviendrai. Cette anse, ici, est à moi! À moi ! C’est Patrick’s Cove !
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