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SAN ZEBIO DELLE VONGOLE

Toutes les grandes villes sont fondées sur des mythes ou des légendes qui expliquent leurs origines, enrichissent leur histoire et leur donnent un parfum de prospérité séculaire. Amalfi, petite ville côtière au sud de Naples, n'y échappe pas. Celle qui fut la doyenne des villes commerçantes et navales du Moyen-Âge détenait, à l'époque, l'exclusivité des relations avec Constantinople. Sa richesse dépassait de loin celle de Pise, de Gênes et, plus tard, celle de Venise. Cette ville qui compte aujourd'hui à peine cinq mille âmes, était l'une des plus importantes de toute la Péninsule et s'enorgueillissait de compter parmi ses habitants les plus riches marchands et les plus ingénieux savants de son époque.

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La légende veut que l'un de ses fils, Flavio Gioia, inventa la boussole et que la ville institua le règne des doges, système politique qui fut imité plus tard par Gênes et, bien sûr, par Venise. Ville fascinante par son histoire et par ses légendes que le promeneur découvre aujourd'hui, au gré de randonnées dans des ruelles centenaires, inscrites dans la pierre de ses vieux palais délabrés, transformés en boutiques ou en restaurants pour touristes.

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Septembre dernier, en vacances sur la Côte amalfitaine, je passais quelques jours à Amalfi d'où je rayonnais vers Capri, Pompéi et Paestum. Un après-midi, après la sieste, je me promenais derrière la cathédrale de style Islamo-Normand et la place du Dôme. Ayant dépassé le musée Via Fimme, je remarquais à droite de la Salida Antonio-Tarabusto, une vieille porte de bois cachée, ornée d'un énorme cadenas rouillé. Ses balustres et ses colonnades témoignaient d'un passé noble. Au-dessus de la porte, sous les feuilles d'un lierre ancestral, j'observai un médaillon de pierre. Un motif rongé par la mousse attira ma curiosité : un poisson portant un pénis en érection dans la gueule. Intrigué, je m'approchai et, sur la pointe des pieds, je tentai de déceler son sens héraldique.

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Un vieil homme, assis sur un tabouret non loin de là, adossé au mur de pierre de la maison, me dit dans un patois dont je ne saisis que quelques mots :

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- Jeune homme, vous voyez là le blason de la noble famille des Biudi. C'est eux qui firent construire ce palais au XIIe siècle. C'était la famille la plus riche d'Amalfi, quand Amalfi était Amalfi.

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- Mais quel est le sens de ce poisson avec...cette chose dans la gueule? C'était ça, le blason d'une famille aristocratique

d’Amalfi ?

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- Ah ! ça, jeune homme, c'est une longue histoire...une histoire comme il ne s’en fait plus aujourd'hui. Et ce ne sont pas ces romans feuilletons juste bons pour la télévision qui vont jamais la remplacer. Ça, c'est une histoire de vie et d'amour, de chair et de sang, de châtiments et de récompenses. C'est une histoire que tous les hommes peuvent comprendre ; elle est faite de notre quotidien. Si cette histoire vous intéresse, jeune homme, revenez demain. Je vous la raconterai.
 

Il se leva avec un petit sourire énigmatique, appuyé sur une canne de bois rabougri, me laissant devant le médaillon du poisson avec un pénis en érection.

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Le lendemain je retournai devant le palais délabré et retrouvai le vieil homme qui se présenta. « Je m'appelle Pamphili Farfallo. Notre famille a toujours servi les comtes Biudi ». Et il me raconta une histoire invraisemblable, parsemée de bribes historiques et de faits véridiques que je connaissais déjà sur Amalfi et sa gloire ancienne. Elle m'intrigua à un point tel que les jours suivants, je les passais dans quelques bibliothèques de la région, en particulier celle du monastère des Clarisses de Ravello. Je consultai également les archives municipales de Maiori et de Vetri-sul-Mare. Ces recherches soulevèrent dans mon esprit des hypothèses que je tentai de vérifier auprès de deux amis historiens avec qui j'entrai en contact par internet, l'un à Cambridge et l'autre à Montpellier. Enfin, je fis une visite éclair à Heidelberg pour consulter le fonds légué par Prince Ermenegildo Tizi, qui avait constitué au siècle dernier une des plus importantes collections de documents sur les liens entre l'Église et le commerce en Méditerrané du XIe au XVe siècle. Dans les lignes qui suivent, je vais tenter de présenter les faits tels que je les ai découverts, suite à mes recherches.

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En l'an de grâce 1238, Arnulfo Di Biudi achève son palais, dont l'entrée monumentale se trouve aujourd'hui cachée dans la Salida dei Anculati. C'est au-dessus de sa vieille porte de bois vermoulu que l'on peut voir le fameux médaillon portant le blason familial. Il décide alors de faire une réception digne de son rang de notable pour souligner l'événement et proclamer sa richesse et sa puissance. D'une petite entreprise navale que lui avait léguée son père, limitée à l'origine à du cabotage entre quelques villes côtières de Naples à la lointaine Syracuse, il en avait fait l'une des plus importantes, finançant des bateaux qui assuraient les liaisons avec Constantinople et Alexandrie. Pour cela, il avait écrasé de façon féroce et impitoyable un autre commerçant important de la ville, héritier d'une des plus vielles fortunes d'Amalfi, du nom de Pantaleone della Braghetta-Overti.

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Lors de cette grandiose invitation, Arnulfo voulait présenter à l'assemblée de notables son fils et héritier, Zenobio, que tout le monde appelait affectueusement Zebio, Zebio di Biudi. Âgé de vingt ans, il avait une carrure d'athlète, des yeux pers, un visage souriant et amène et une chevelure ambrée qui lui tombait sur les épaules en boucles mêlées. En plus de sa fière allure, c'était un jeune homme charmant, possédant une vaste culture et des manières raffinées, sachant tourner un compliment ou improviser un quatrain sur son téorbe. Il avait tous les charmes pour plaire aux donzelles, cependant, il ne cherchait à conquérir qu'une seule.

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Il l'avait aperçue plusieurs fois dans la rue, entourée par la foule bruyante du marché, s'arrêtant tantôt devant un étal de fruit, tantôt dans une échoppe de soieries. Il l'entrevoyait à l'occasion, gravissant les marches de la cathédrale, resplendissante sous ses voiles moirés. Elle était toujours accompagnée de sa gouvernante qui la tenait fermement par le bras. Le cœur de Zebio battait alors plus vite, sa gorge se nouait et il maudissait son sort.

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Car l'amour secret de Zebio, sa passion voilée, portait le nom de Cunégonde-Calipiga et n'était nulle autre que la fille de Pantaleone della Braghetta-Overti, l'ennemi juré de son père. Or, ce qu'ignorait Zebio, c'était que Cunégonde-Calipiga l'aimait également en secret. Elle aussi l'avait remarqué du coin de l'œil : cette crinière mordorée et cette belle carrure ne pouvaient pas passer inaperçues. Elle s'était même amusée à l'occasion, à épier sa réaction, en traînant volontairement à un étal de fruitier ou en entrant dans une échoppe de soieries. Elle suivait alors son regard et l'observait à travers ses voiles. Parfois, le dimanche, elle montait les marches de la cathédrale, ralentissant le pas derrière ses parents, espérant ainsi que leurs regards se croiseraient. Mais elle savait, dans son cœur, que cette attirance serait sans lendemain. Ce jeune homme était le fils de l'homme haï par son père. Leur amour était sans issue.

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Le soir même de la fastueuse réception chez les Biudi, qui avait fait courir tout le gratin de la ville, Cunégonde-Calipiga, coincée dans son amour, portée par le désespoir, annonça à ses parents qu'elle prendrait le voile et qu'elle se retirerait au cloître de Santa Chiara, à Ravello, village perché au-dessus d'Amalfi. Là, elle pourrait se consacrer à la prière et transformer ainsi son amour secret pour Zebio en dévotion pour le Christ.

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Bien sûr, jamais elle ne révéla les raisons primordiales de sa décision. Elle invoqua plutôt à son père et sa mère étonnés, des motifs strictement religieux. Ses parents acceptèrent sa décision, bien que sa mère pleurât silencieusement. Son père refoula son désespoir de jamais voir sa fille redorer la fortune familiale à l’occasion d’un grand mariage. Dès le lendemain, il accompagna Cunégonde-Calipiga à Ravello. Huit jours plus tard, brisé, anéanti, il mourut dans son lit, noyé par les larmes de son épouse.

La brillante soirée d'Arnulfo di Biudi fut incomparable en termes de faste, de luxe et d'abondance. Les annales de la ville rapportent plus de huit cents convives et de la nourriture pour suffire au double. Les restes seuls alimentèrent deux orphelinats et quatre monastères de la région durant une semaine. Dans l'air doux et limpide du soir, sur la terrasse surplombant le port d'Amalfi, les invités déambulaient vêtus de précieux brocarts et de soieries aux tons chatoyants. La lune se reflétait dans la vaisselle d'or et de vermeille.

 

Giaccomo Zucchini qui a écrit une « Histoire d'Amalfi» au XVIe siècle, note, cependant, un incident qui survint durant la soirée et que les personnes alors présentes ne comprirent pas tout de suite. En effet, alors que minuit sonnait au campanile, apparut Merlino di Capri, célèbre troubadour et devin, qui habitait une grotte sur l'île de Capri, proche d'Amalfi. Ses chansons prémonitoires étaient célèbres sur toute la côte. N'avait-il pas déjà chanté des pêches miraculeuses, des naissances inespérées et des conflits entre cités voisines? Ce soir-là, accompagné de Lucille, son célèbre luth à deux manches, il chanta un air qui frappa l'assistance par sa tristesse et son refrain énigmatique et que Zucchini nous rapporte comme suit :

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« Amalfi, ville indigne, repens-toi

Par trois fois tu souffriras, c'est la loi.

Pour avoir abusé d'or et de vermeil

Je te couperai le onzième orteil.

Ta fortune renaîtra après bien des moissons

Servie dans la bouche d'un poisson »

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Sur le coup, les invités ayant déjà bu une quantité fort appréciable de vin liquoreux de Sanmarco, trouvèrent la performance de Merlino di Capri plutôt bizarre et stupéfiante. Certains la chantonnèrent encore aux petites heures, alors qu'ils quittaient le palais Biudi. Ce n'est que plusieurs mois plus tard, alors qu'ils faisaient face à des événements graves, que leur revinrent à l'esprit les paroles de cette chanson et qu'ils en comprirent tout le sens caché.

 

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Suite à la disparition de Cunégonde-Calipiga, Zebio tomba dans un profond désespoir. Les rumeurs de la disparition de sa flamme amoureuse circulaient dans la ville, alimentées par les vielles mégères et le bas-peuple. Zebio la savait maintenant cloîtrée mais ne pouvait accorder de crédits aux ragots qui circulaient sur les raisons de ce choix de vie. Avec les semaines qui passaient, il avait perdu du poids, pleurant et gémissant à longueur de journée. Sa mère, en sanglotant, venait cogner à sa porte, le priant de se nourrir, de lui parler, de lui expliquer les causes de son chagrin. Mais lui, taciturne et malheureux, refusait de parler et s'isolait dans son malheur. Et puis, par un jour pluvieux, il sortit enfin de sa chambre et annonça à son père bouleversé qu'il quittait pour toujours le palais familial et qu'il s'isolerait dans les bois des hauteurs de Ravello. Rien n'y fit : ni les cris de sa mère, éprouvée dans sa chair, ni les menaces de son père ne purent l'amener à changer sa décision. Dans l'heure qui suivit, il disparut avec un petit baluchon.

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En quelques semaines, Zebio s'était construit une cabane de bois sur un promontoire rocheux, la mer à ses pieds. Arnulfo, après maintes palabres et supplications, avait au moins réussi à convaincre son fils de lui faire construire un four de pierre, une sorte de grand âtre, dans lequel Zebio pouvait faire brûler quelques bûches pour se réchauffer l'hiver du vent humide de la mer et cuire ses aliments. De son rocher, Zebio avait une vue plongeant sur Maiori, petite bourgade de pêcheurs, à 500 mètres à pic sous ses pieds. Il donnait le dos à Amalfi, la cité qui représentait à ses yeux la source de ses tourments. Les intrigues et les haines, l'argent et le pouvoir, lui étaient insoutenables. Amalfi était le nid de forces occultes qui l'avaient éloigné de son amour, causant la disparition de sa Cunégonde-Calipiga adorée. Pour cela, il ne pouvait plus y vivre.

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De son point de vue, il pouvait apercevoir en contrebas le cloître de Santa Chiara et parfois, le soir, il portait son regard sur cette forteresse de prière, heureux d'être à proximité de celle qu'il aimait toujours. Son cœur s'emplissait alors d'une certaine satisfaction de savoir qu'il protégeait et couvait du regard, à sa façon, sa Cunégonde-Calipiga. Les jours et, bientôt, les mois se succédèrent en prières et en méditations sur la nature humaine, sa bassesse et sa vanité, sur l'importance de l'amour et la futilité de la vie. Zebio tentait de comprendre le sens de sa destinée. Mais arrive-t-on jamais à percer les secrets de l’univers ? Isolé du monde, il ignorait tout des malheurs qui allaient frapper sa cité.

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Maniouk Bey, ce terrible pirate turc, ancêtre de Barbarossa, qui sillonnait la Méditerranée et harcelait la côte amalfitaine, jeta son dévolu sur la ville. Malgré les accords tacites avec ses notables, il l’investit par un soir glacial de février, incendia le port et vida la cathédrale de ses trésors. Le palais Biudi lui-même subit un saccage dont il ne se releva que bien des années plus tard. La légende veut qu'Arnulfo, brisé par ce revers de fortune, se trancha les poignets sur sa terrasse, face à la mer qui lui avait apporté tant de richesses et tant de malheurs.

 

Six mois plus tard, en 1239, une maladie inconnue emporta le tiers de la population en quelques semaines. Des savants ont conjecturé longtemps sur les causes et les origines de cette épidémie aussi mortelle que mystérieuse. La version la plus couramment acceptée aujourd'hui est que l'anophèle, vulgaire moustique, aurait répandu la malaria parmi la population d'Amalfi, sort d'ailleurs similaire à celui de Paestum, située à quelques kilomètres plus au sud et qui disparut totalement de la carte durant trois ou quatre siècles. Amalfi, quant à elle, put se remettre de ce fléau, mais sa bonne fortune avait tourné. Brûlée par les pirates, décimée par le paludisme, sa maigre population tenta bien de se relever, mais sans succès.

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Elle avait été décapitée de son élite. Déjà Pise, Gênes et même l'ambitieuse Venise se dépêchaient à établir des comptoirs commerciaux dans tout l'est de la Méditerranée et à conclure des traités avec Constantinople, Damas et Alexandrie. Au cours des années qui allaient suivre, Amalfi s'éteignit lentement. C'est alors que revint à la mémoire de quelques survivants de la ville, les paroles de cette chanson de Merlino di Capri, chantée lors d'un certain soir d'enchantement, alors qu'Amalfi brillait de tous ses feux :

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« Amalfi, ville indigne, repens-toi

Par trois fois tu souffriras, c'est la loi »

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Deux catastrophes s'étaient abattues en quelques mois, détruisant pratiquement la ville. Quel pouvait être ce troisième malheur annoncé par le trouvère devin ?

Zebio, le dos tourné à Amalfi, ne vit pas les volutes de fumée noire qui montaient de la cité et qui s'effilochaient le long de la montagne. Perdu dans sa rêverie, enveloppé dans son amour, il n'avait remarqué ni le débarquement des pirates ni, plus tard, le glas qui accompagnait les enterrements successifs. Il n'avait d’yeux que pour le ciel, l'horizon et le couvent de Santa Chiara. Éploré, il ne sut rien des malheurs de la cité ni de la mort de son père.

 

Entretemps, au couvent de Santa Chiara, Cunégonde-Calipiga, se dévouait aux tâches les plus basses. Du matin au soir, ce n'était que frottage de planchers, lavage de linge, reprisage de chasubles et d'aumônières. Elle cherchait à se perdre dans les menus détails et les gestes insignifiants de son travail. La moindre corvée lui procurait des instants de bonheur. Ses mains portaient les traces de ce labeur, toutes bleues, boursoufflées, blessées. Mais son visage gardait cette fraîcheur printanière qui lui avait valu, quelques mois auparavant, tant d'œillades de ces jouvenceaux désœuvrés, sur la place du marché. Ses grands yeux avaient toujours cette lueur qui rendait ses sœurs secrètement jalouses. Aussi lui ajoutaient-elles maintes besognes sordides qui auraient rendu toute autre personne méfiante et vindicative. Mais pas Cunégonde-Calipiga qui, elle, se soumettait de bon cœur, dans l'espoir de s'oublier un peu plus dans le travail.

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Quand arrivait le soir, elle ne pouvait faire autrement que de penser à lui, à son Zebio chéri. Durant les vêpres ou aux complies, elle percevait presque sa présence ; dans le recueillement de la prière, elle sentait son regard posé sur elle. Alors, dans le silence de la chapelle, elle se souvenait de son amour et sanglotait. Elle avait, à quelques reprises, surpris des chuchotements des sœurs, des mots furtifs entre la Mère supérieure et le curé, à l'effet qu'un ermite habitait maintenant la montagne toute proche. Elle avait cru entendre, dans un souffle, le nom de Zebio. Elle avait frémi sous le choc, mais s'était rapidement remise à la lecture de son missel, les yeux pleins de larmes.

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Un jour que Cunégonde-Calipiga frottait les marches de pierre menant à la chapelle, elle entendit nettement la Mère supérieure parler avec Carmello Belocchio, le maraîcher qui fournissait le monastère. Le ton élevé, les exclamations de part et d’autre, la surprirent et lui firent dresser l'oreille.

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- Ma Révérende mère, je ne pourrai plus venir livrer chez vous. Ma femme et mes deux filles sont mortes, emportées par la fièvre. Quelle souffrance! Priez pour elles, ma Mère! Que Dieu ait leur âme...

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Ah ! Carmelo ! Mon enfant, quel drame !

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- Amalfi est un désert, ma Mère... la ville est détruite. Ceux qui ne sont pas morts aux mains de Maniouk le pirate ont été atteints par cette fièvre qui a frappé toutes les familles, les riches comme les pauvres. C'est terrible, ma Mère, la colère de Dieu est sur nous…

- Nous allons faire dire une messe et des prières tout spécialement, dès aujourd'hui, je te le promets, mon Carmello.

- Ah ! Madonna ! Amalfi n'est plus ce qu'elle a été, ma Mère…Où sont tous nos connétables qui se pavanaient dans l'or et l'argent et qui nous protégeaient du Mal? Où est Arnulfo di Biudi, lui qui distribuait sa richesse à tous, misérables tant que nous sommes? Même lui, il est mort, ma Mère, même lui. Il s'est coupé les veines quand les pirates sont entrés dans son palais...porca miseria…Excusez-moi ma Mère, mais je ne sais plus quel saint invoquer!

- Va, mon Carmello, va…Que Dieu te vienne en aide, nous allons prier pour le repos de ta famille.

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En entendant cela, Cunégonde-Calipiga fut pétrifiée. Était-ce possible ? L'homme qui avait ruiné son père et qui avait été l'obstacle insurmontable à son amour, mort ? Cet homme qui s'était construit minutieusement une réputation de grand seigneur, mais qui était en fait à l'origine de son malheur, le voilà disparu à tout jamais ! Elle en était bouleversée et priait Dieu et la Madone de l'aider à comprendre ce qui lui arrivait.

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Ce soir-là, n'écoutant que la voix de son cœur, Cunégonde-Calipiga enjamba la clôture du monastère et s'enfuit à travers bois, en direction des hauteurs de Ravello. Dans la nuit épaisse, elle suivait son instinct. Aux premières lueurs de l'aube, elle aperçut enfin la cabane de Zebio, juchée sur le roc, au bord du précipice. Soudain, elle le vit, à genoux, en position de prière. Elle courut vers lui.

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Il la tenait maintenant dans ses bras, assis sur le rocher, face à la mer. Dans le silence opaque de l'aube, seules quelques mouettes déchiraient le ciel pur de leurs cris.

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- J’aimerais que tu saches, Zebio. . .

- Chut, ne dis rien, Cunégonde, mon amour... Laisse ce silence parler à nos cœurs meurtris. Tous ces malheurs, quelle importance aujourd'hui, puisque tu es avec moi, enfin. Regarde, ce ciel, ce jour qui se lève, ces oiseaux. Tout cela pour célébrer ton retour, nos retrouvailles. D'ici, nous dominons le monde, toi et moi. Il nous appartient. Je t'aime...

- Moi aussi, Zebio, je t'aime.​​

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Elle l'embrassa tendrement et le serra contre elle. Zebio l'entoura de ses bras et ils glissèrent sur le rocher. Elle lui caressait les cheveux, la nuque, couvrant ses joues de baisers brûlants. Lentement, elle glissa ses mains le long de son corps, ses doigts fébriles s'attardant sur chaque muscle de son dos puissant. Haletante, elle se mit sur le dos et d'un geste lent, presque absent, elle souleva la soutane de bure qu'il portait à l'image de François d'Assise. Zebio se cambra, lui palpa les seins, les hanches. Elle glissa sa main et prit sans hésiter son membre en érection. Il se rejeta en arrière. Plaqué contre le rocher, le dos moite, il sentit une chaleur le submerger. Elle se baissa sur lui et, tendrement, pris son membre à pleine bouche, dans un long baiser. Zebio sentit le sol vibrer sous son dos ; le rocher tremblait sous la pression de leur amour. Pris dans son extase nouvelle, il attribua cette sensation paradisiaque aux délices que lui prodiguait Cunégonde-Calipiga.

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Soudain, un fracas de tonnerre le sortit de sa douce rêverie. La terre se mouvait comme une onde démontée. Tout à coup, le rocher se brisa et se détacha de la montagne. Zebio, pris d'effroi, ouvrit les yeux et sursauta. Debout, il vit Cunégonde-Calipiga, renversée, plonger dans le vide, le regardant fixement d'un air surpris avec, sortant de sa bouche, son pénis encore en érection.

Le tremblement de terre de 1239, n'est pas le plus important de l'histoire du Vésuve, situé à quelques kilomètres d'Amalfi. Cependant, Bertuzzo Bertuzzi, physicien du XIVe siècle, signale qu'il a causé tout de même des dizaines de morts et qu'il était accompagné d'une faible coulée de lave. Cela nous le savons de façon certaine.

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Pour l'histoire qui nous intéresse, cet événement marque le début de débats et de conjectures. Les quelques faits véridiques et vérifiables sont à l'effet que Zebio di Biudi fut trouvé mort, écrasé sous un énorme rocher, non loin du rivage de Maiori. Dans les éphémérides de l'Abbaye de San Gregorio où il fut enterré, on peut lire cette note étrange se rapportant à la macabre découverte : « ...il ne portait pas les marques de sa virilité ». Le corps de Cunégonde-Calipiga quant à lui, ne fut jamais retrouvé.

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Par ailleurs, Giani Armani, le célèbre chroniqueur de la croisade des Albigeois en 1229 et qui mourut à Amalfi en 1289 à l'âge vénérable de 93 ans, rapporte un autre fait étrange. En effet, il note que quelques jours après le tremblement de terre qui avait secoué la région, un pêcheur, qui avait lancé ses filets non loin du cap de Maiori, captura un poisson, une daurade de sept livres, qui tenait fermement dans sa gueule un pénis en érection. Bien que le poisson ne fût pas vivant, ses yeux semblaient encore alertes et ses écailles luisaient des couleurs de l'arc-en-ciel. Les quelques jours passés dans l'eau avaient suffi pour que le pénis soit incrusté, du moins partiellement, de moules, des « vongole », comme le précise Armani.

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Comment le pénis de Zebio avait-il abouti dans la gueule d'une daurade ? Car il s'agissait bien du pénis de Zebio, là-dessus les chroniqueurs sont unanimes. La double découverte du corps atrophié du jeune homme et celle de l'étrange daurade n'était pas passée inaperçue. Les moines du monastère San Gregorio, apprenant la nouvelle, firent le lien avec le jeune Zebio, qu'ils venaient d'enterrer. Le rapprochement fut établi entre la disparition de son pénis et l'apparition d'un autre dans la gueule d'un poisson. Le pénis avait trouvé preneur, si on peut dire !

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Les rumeurs, les spéculations, les hypothèses et même les ragots allèrent bon train durant plusieurs mois, voire des années. Cependant, il faut remarquer que ce fait bizarre ne demeura pas un mystère longtemps, semble-t-il. Armani confie dans ses écrits que l'imagination fertile des pêcheurs, imbue de superstitions, s'enflamma rapidement. Le bruit courut, « plus vite que la petite vérole dans un port espagnol » pour reprendre son langage fleuri, et bientôt toute la côte amalfitaine ne parlait plus que de ce fameux pénis. Les explications étaient nombreuses et toutes aussi rocambolesques les unes que les autres, allant de l'intervention de Dieu ou du diable à celles présageant les pires calamités sur le petit peuple de la région.

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Armani, avec le jugement critique qu'on lui connaît, est sans doute le seul à demeurer quelque peu sceptique face à ces événements. On peut lire dans ses cahiers cette remarque énigmatique « Certaines personnes ont pris la situation en main et protègent des intérêts évidents dans la poursuite de la chose ». À qui fait-il référence en ces termes cachés ? Quels sont ces intérêts dont il parle ?

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Une chose certaine demeure : une cinquantaine d’années plus tard, en 1303 exactement, Guido di Biudi, l'héritier d'Arnulfo, celui qui devait redorer la fortune familiale et l'affermir sans conteste pour les deux siècles suivants, adopta un étrange blason qu'il fit graver dans la pierre et qu'il installa fièrement au-dessus de la porte du palais ancestral, perpétuant ainsi la mémoire de Zebio : un poisson portant un pénis en érection dans sa bouche. Mais l'histoire ne s'arrête pas là.

 

On voit apparaître dès 1321, une fête qui gagne rapidement en popularité, célébrée le troisième dimanche de mars et dont on retrouve encore la manifestation aujourd'hui. Cette fête se distingue par son aspect à la fois étrange et unique. À son apogée au XVIIIe siècle, certains chroniqueurs rapportent qu'on pouvait compter jusqu'à 200,000 personnes, principalement des femmes, déferlant sur Amalfi de toute la Péninsule.

 

Ce qui rend cette fête particulièrement originale est son caractère ludique. Tous les pêcheurs d'Amalfi, le troisième dimanche de mars au matin, pavoisent leurs embarcations de fanions, de guirlandes et d'oripeaux multicolores. Pour la circonstance, leurs filets sont teints en rose ou en bleu. Ils dressent leurs barques sur le rivage et, à un signal donné, montent à bord. Suit alors une scène originale et répétée de façon rituelle à chaque année : les pêcheurs se déshabillent entièrement si ce n'est pour un petit bonnet à pompon rose ou bleu dont ils ne se départissent jamais. Et, debout sur leurs embarcations, ils partent à la pêche, nus comme des vers. Ni la pluie, ni le vent froid de mars, ni l'eau glacée ne semblent les affecter. Entre-temps, sur le rivage, la population en liesse entonne des chants joyeux où dominent les voix des femmes venues nombreuses applaudir les vaillants pêcheurs. Des youyous et des cris d'encouragement pour une pêche généreuse viennent ponctuer l’allégresse générale.

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Effectivement, toutes les annales consultées indiquent que les pêches du troisième dimanche de mars furent quasi miraculeuses durant des siècles. Même le célèbre historien Salvatore Cerruti se questionne ouvertement : « Je ne m'explique pas comment il se fait que la pêche de la San Zebio, de 1321 à aujourd'hui (il écrit en 1874) soit toujours aussi exceptionnellement abondante. Quelles peuvent bien être les raisons de ce phénomène qui défie nos données scientifiques ? Je me questionne aussi sur la présence de cette de foule de femmes qui viennent de toute l'Italie, comme poussées par une force obscure, pour célébrer un rite ancestral. À mes oreilles, leurs cris semblent plus appropriés dans une alcôve secrète que sur une plage publique »1.

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1 « Pour une histoire de notre Péninsule » Ermenegildo Cerruti (Florence-1881)

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Ce phénomène récurrent d'une pêche miraculeuse intrigua l'Église. En 1446, voulant s'attirer la sympathie de Naples et d'Amalfi dans une alliance contre Florence, elle dépêcha sur les lieux Benedetto Scherzo, alors simple évêque. Il devait accéder huit ans plus tard à la pourpre cardinalice et se distinguer comme l'un des rares cardinaux du XVe siècle mort sans laisser d'enfants. Arrivé le jour des festivités populaires, il constate que la foule est dense, emportée par des chansons tantôt amalfitaines tantôt napolitaines. Il remarque, l'œil pétillant, tous ces solides pêcheurs se déshabillant sans vergogne, arborant fièrement leur virilité ainsi qu'une coiffe rose ou bleue. D'immenses banderoles tenues par des jeunes gens, représentent un poisson ayant un pénis en érection dans la gueule. Dans ses Mémoires, consignés à la Bibliothèque du Vatican, cardinal Scherzo écrit : « Je ne comprends rien de rien aux rituels de cette fête au demeurant fort sympathique, mais tous ces hommes nus qui courent sur la plage, en bonnet rose ou bleu, c'est assez pour vous faire croire en un Dieu Tout-Puissant. »

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De retour à Rome, Scherzo propose au Pape de béatifier Zebio di Biudi, chose qui fut faite promptement en 1448. Et c'est depuis lors qu'à chaque année, au troisième dimanche de mars, est célébrée sur la plage d'Amalfi la fête de San Zebio delle Vongole.

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C'est en 1725, lors des festivités de la San Zebio, que l'on remarque pour la première fois que de petits biscuits à la forme suggestive sont distribués en sous-main. On attribue ces petits biscuits à la femme du boulanger d'Amalfi, un certain Pino Zucotto, mais cela pourrait tout aussi bien être une légende, aucune preuve formelle n'ayant été trouvée à cet effet. Le fait est que la femme du boulanger aurait paraît-il, passé la nuit précédant la fête, à façonner de ses mains de petits biscuits de sa création, en forme de pénis en érection à partir d'un mélange de farine d'amandes douces, quelques raisins secs et du miel dilué dans du limoncello. Qui a attribué à ce célèbre biscuit le nom de Zebibo? Cela demeure un mystère. Mais on peut spéculer que le nom du saint y est pour quelque chose !

Le jour de la fête, il est devenu traditionnel de passer de main en main de grands paniers d'osier contenant ces délicieux biscuits. Les femmes placent un Zebibo sur la langue et l'écrasent délicatement contre leur palais, tout en le savourant, les yeux mi-clos, alors que les hommes gobent ces biscuits en toute hâte. Au fil des années, suite aux pressions de l'Église et d'une certaine classe bien-pensante et réactionnaire, la forme du Zebibo fut modifiée, pour ne pas choquer la pudeur de certaines personnes. C'est pourquoi aujourd'hui ces biscuits ont la forme évocatrice d'un croissant de lune. Longtemps on attribua à ce biscuit des vertus extraordinaires. Certains l'utilisaient comme moyen pour s'attirer les faveurs d'une personne aimée en secret, un succédané à un élixir d'amour en quelque sorte. D'autres, le donnaient à de jeunes mariées ou à des femmes stériles qui désiraient tomber enceinte. Enfin, la plupart des gens qui mangeaient le Zebibo lui attribuaient les pêches miraculeuses.

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La consommation croissante de Zebibo ne pouvait pas passer inaperçue et plusieurs boulangers et pâtissiers se lancèrent dans sa fabrication à plus ou moins grande échelle, et avec des degrés de succès variables. La recette originale de Zucotto fut imitée et transformée, chaque fabricant se proclamant le créateur de ce petit délice et le seul à posséder la recette secrète. Au fil des années, le nombre de fabricants augmenta de façon considérable. Vers 1850, on dénombre pas moins de trente-six marques différentes vendues à Amalfi, venant de Milan et aussi loin que de Copenhague et de Londres.

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Aujourd'hui, deux fabricants se partagent le marché. L'un porte le nom du fabricant original, Zucotto, mais l'entreprise fait partie d'une multinationale britannique. Le second, Dolci Gabbana e Figli, est une boulangerie industrielle importante de la région. Gianni Gabbana est l'arrière-petit-fils du fondateur et l'un des hommes les plus riches d'Amalfi. Ses produits arborent fièrement le slogan : « Le seul vrai Zebibo digne de votre bouche ». La consommation de ce petit délice augmente régulièrement tant localement qu'à l'étranger et les restaurants de la région l'offrent en grande pompe à leur clientèle à la fin du repas, accompagné d'un petit verre de limoncello. Son goût fin et sa forme ambiguë ont rendu Amalfi célèbre et prospère : c'est sa spécialité culinaire, comme Sienne avec son panforte ou Saronno avec son amaretto.

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Depuis quelques années, cependant, il faut reconnaître que les manifestations entourant la fête de San Zebio delle Vongole sont moins populaires et la pêche loin d'être miraculeuse. Est-ce un signe de notre temps peut-être moins enclin aux superstitions ? Est-ce l'érosion du sentiment religieux ? Peut-être est-ce dû à la banalisation de la chose érotique ? Ou encore à l'effritement du tissu social ? Contrairement à la fête de San Gennaro à Naples, qui continue à attirer des foules, la San Zebio cette année, a récolté à peine une douzaine de personnes, dont huit vieilles femmes, venues encourager cinq malheureux pêcheurs. Ceux-ci se déshabillèrent rapidement et partirent encore plus vite à la pêche. Devant la maigre récolte de la journée, ils attendirent la nuit tombée pour accoster. Tristes et honteux, la queue entre les jambes pour ainsi dire, ils s'habillèrent et rentrèrent chez eux sans échanger un seul mot.

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En d'autres périodes de l'année, surtout l'été, la foule, elle, est toujours nombreuse et dense à Amalfi. Les touristes venus du monde entier se bousculent dans d’étroites venelles, se pressent autour des cafés du port et croquent allègrement les petits Zebibos. Ils s'extasient en chœur devant cette baie, telle un joyau posé dans un écrin bleu. Aujourd'hui, ces nouveaux pèlerins constituent la véritable fortune d'Amalfi. Ils arrivent les poches pleines à la recherche de saveurs oubliées et d’une certaine douceur de vivre. Pour plusieurs, un petit Zebibo accompagné d'un limoncello, c'est plus qu'un simple biscuit : c'est un voyage mémorable à travers l'Histoire.

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Peut-être que les paroles prémonitoires du trouvère Merlino di Capri se révèlent enfin :

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« Pour avoir abusé d'or et de vermeil

Je te couperai le onzième orteil.

Ta fortune renaîtra après bien des moissons

Servie dans la bouche d'un poisson ».

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F I N

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