URSULE ET EULALIE
Chapitre 1
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​À l’abordage !
1493. La bataille faisait rage. La fumée des mousquets rendait la visibilité nulle et le bruit des sabres remplissait cette atmosphère dense d’un tintamarre lugubre. Ce n’était qu’un sinistre corps-à-corps entre les pirates et l’équipage déguenillé de la caravelle. Bien qu’entraînés au combat, les matelots ne pouvaient faire face à la rage des forcenés qui leur étaient tombés dessus en hurlant À l’abordage!
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Voilà deux jours que la caravelle À-la-grâce-de-Dieu avait quitté le port de Valence, cap sur Civitavecchia. Le vent en poupe, elle avait cinglé vers Majorque, mais le calme plat l’avait immobilisée à quelques encablures d’Ibiza. La tension était palpable sur le bateau et Alfonso Carrera, le capitaine, plus habitué aux courses de vitesse en mer, ne cessait de scruter l’horizon à la recherche d’un signe que la brise se lèverait. Avec les voiles baissées comme les jupons de filles de petite vertu, la caravelle devenait une cible dangereusement attrayante. C’est alors qu’il remarqua à l’horizon un point noir qui se dirigeait lentement vers eux. Bientôt, il distingua une caraque plus souple que sa caravelle, qui s’approchait. Il n’eut aucun mal à reconnaître le drapeau noir de Maniouk Bey, le célèbre pirate Maure qui écumait la Méditerranée, entre les côtes espagnoles et l’Italie. Il hurla l’ordre de mettre ses passagères à l’abri et de se préparer à une lutte sans merci. Mais il était trop tard.
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Maniouk Bey, réputé pour ses abordages en poupe, s’était rendu maître de la situation en quelques minutes. Il ordonna de jeter tout l’équipage de la caravelle par-dessus bord et envoya son second à la recherche de trésors que transportait le bateau. Celui-ci revint au bout de quelques minutes avec deux jeunes filles blondes et bien vêtues, qui se ressemblaient comme deux gouttes d’eau.
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- Qui êtes-vous, jeunes demoiselles, et que faites-vous sur ce bateau ?
- Nous sommes Ursule et Eulalie Borja et nous allons à Rome, en pèlerinage.
- Voilà qui est bien pour votre salut éternel, Mesdemoiselles, mais j’ai des petites nouvelles pour vous. Votre salut dépend de moi à partir de maintenant. Se tournant vers son second, il lui lança : Mets-moi l’une d’elles aux fers et l’autre dans ma couche. Allez!
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La vie d’Ursule et d’Eulalie Borja prenait soudain un cours qu’elles n’avaient pas imaginé.
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Âgées d’à peine quatorze ans, elles étaient issues de la branche cadette de la célèbre famille Borja, celle-là même qui possédait d’immenses territoires entre Valence et Xativa et dont le château de Gandia dominait la plaine. Leur illustre parent, Rodrigo, avait été élu pape l’année précédente, en 1492 et avait pris le nom d’Alexandre VI. Il avait par la même occasion italianisé son nom en Borgia.
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Ursule et Eulalie, elles, étaient les filles de Ludovico, l’arrière-petit-neveu du nouveau pape. Jumelles, elles se ressemblaient étrangement et il était quasiment impossible de les différencier. Pour se faciliter la tâche, leur duègne avait eu l’idée de leur mettre des boucles d’oreilles de pierres précieuses différentes : rubis pour Ursule et améthyste pour Eulalie.
Leur père Ludovico, ruiné à la suite d’investissements risqués dans la soie, avait écrit à son lointain parent pour demander son aide et lui recommander ses deux filles. Il espérait secrètement que le pape daigne leur trouver un mari issu de la noblesse romaine ou, au moins, du Saint-Collège, comme par exemple un cardinal ou un évêque libidineux. C’est ainsi que les deux sœurs avaient abandonné leur père après des adieux déchirants, anticipant leur nouvelle vie avec appréhension. Leur duègne, la vieille Purificación Murcia, les accompagnait. Malheureusement, elle fut la première à être balancée par-dessus bord.
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Dès leur naissance, les deux filles émerveillaient leur famille par leur ressemblante beauté et leur douceur. Cunégonde, leur mère, leur avait inculqué les bonnes manières, mais elle était morte de petite vérole lorsqu’elles avaient six ans. Ludovico, leur père, avait rejeté l’idée de se remarier et consacrait sa vie à leur éducation. Ursule avait hérité de sa mère le caractère mélancolique, courtois et discret, une certaine retenue dans le geste et une amabilité attachante. Il se dégageait d’elle une timidité sereine qui rendait son regard apaisant. Elle aimait la lecture des livres saints, la poésie et la broderie. Ses raisonnements, toujours justes et sensés, surprenaient son entourage par leur maturité. Après le triste départ de sa mère, Ursule consacrait ses heures à la prière, à la méditation, au jeûne et à la pénitence.
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Eulalie était, bien au contraire, extrovertie et énergique, pleine de vie et disposée à en jouir. Elle ne cessait de jouer des tours à son entourage et passait son temps à inventer des jeux puérils et volages. Peut-être était-ce son nom évocateur, mais Eulalie était comme une brise fraîche par une chaude journée d’été : bienvenue et divertissante. Alerte, gaie et enjouée, elle vivait le moment présent, insouciante et moqueuse.
Les deux sœurs, malgré leur caractère si différent, étaient unies par un amour indéfectible. Elles ne pouvaient vivre l’une sans l’autre et passaient le plus clair de leurs jours et de leurs nuits ensemble, à babiller et à rire, sans jamais se lasser. Leur père admirait ce spectacle harmonieux avec fierté et bonheur. Leur séparation n’en fut que plus dure et plus amère.
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Dès qu’il entra dans sa cabine, Maniouk Bey demanda son nom à la fille étendue sur sa couchette. Le regard de feu, le menton provocateur et le ton plein de hargne, elle répondit :
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- On m’appelle Eulalie.
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Sans crier gare, Maniouk Bey se lança sur elle et en quelques gestes rapides, lui déchira sa robe et lui ôta sa virginité. Il se rhabilla tout aussi rapidement et sortit sur le pont. Il cria une invitation à la quinzaine de marins formant son équipage à venir prendre avantage de ce butin de roi. Sa générosité proverbiale qui se manifestait dans ce genre de cadeau, lui avait valu la fidélité de ses hommes habitués aux privations en mer.
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Eulalie subit ces assauts répétés en trépignant et en vociférant des insultes dignes des marins qui la violentaient. Elle avait beau crier les noms des saints du paradis, le manège ne prit fin qu’avec les derniers efforts du moussaillon.
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Abandonnée dans la cabine, Eulalie en pleurs se mit à réfléchir sur son sort et sur la façon de se venger des outrages subis. Bientôt, elle sécha ses larmes : elle avait trouvé. Elle s’était souvenue d’un adage que son père lui avait répété à maintes reprises : « Il faut être un loup avec les loups. »
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Durant les douze jours et nuits qui suivirent, elle traita les marins de telle sorte que bientôt, elle les avait tous apprivoisés. Elle les manipula, aux sens propre et figuré, se soumettant à leurs fantasmes sordides, les enjôlant avec des caresses salaces au point qu’ils mangeaient bientôt dans sa main et lui étaient soumis comme des esclaves. Arrivés à Civitavecchia, les adieux furent difficiles et certains avaient le cœur gros. Elle-même était envahie d’une certaine mélancolie qu’elle ne s’expliquait pas. Aurait-elle trouvé plaisir dans ces ébats fréquents et brutaux ? Ou bien était-ce d’avoir réussi à mater ces hommes rudes et sauvages qui la faisait sourire ?
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Par ailleurs, Ursule, elle, isolée dans le noir de la cale, ne cessait de murmurer des prières. Les cris et les gémissements de sa sœur lui parvenaient du pont supérieur, arrachant les larmes de son corps. Durant toute la traversée, elle ne cessa de supplier Marie et tous les saints pour qu’ils intercèdent en leur faveur et les libèrent de leur malheur.
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Maintenant rassasié, Maniouk Bey réfléchissait sur la meilleure façon de monnayer ce butin providentiel. Ces deux filles pouvaient lui procurer des richesses fabuleuses.
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- Cap sur Alger, lança-t-il à son second. Un plan venait d’être ébauché dans son esprit retors.
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Alger était la plaque tournante de la traite des esclaves et la plus importante source d’odalisques et de prostituées du monde occidental. De là partaient de véritables convois qui alimentaient les harems et les lupanars de Constantinople, Rome, Madrid, jusqu’en Angleterre.
Au port d’Alger, Maniouk Bey ordonna que les deux filles soient propres et bien habillées pour impressionner les acheteurs potentiels. Il en connaissait certains qui appréciaient la chair fraîche et nubile et qui ne résisteraient pas aux enchères qui allaient s’engager. Il comptait les vendre séparément et ainsi augmenter substantiellement ses gains.
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Il commença par taper à la porte du Père Ambrosio, un prêtre réputé pour fournir les lupanars de Rome. Il lui présenta Ursule en vantant ses charmes et ses talents précoces.
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- Elle est encore vierge et même si elle n’est pas experte dans l’art d’aimer, elle a le regard intelligent de celles qui apprennent vite. Elle a à peine douze ans et regardez-moi un peu ces yeux, ces mains, ces fesses…de quoi donner le vertige!
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Le P. Ambrosio ne pouvait que convenir, son œil alerte et sa lèvre tremblant d’appétit. L’allure timide et réservée d’Ursule, son air innocent et dévot, firent monter les enchères. Les négociations furent plus longues que prévu, car Maniouk Bey ne lâchait pas facilement le morceau. Finalement, le marché fut conclu à cinq mille dinars d’argent, une somme colossale.
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Ursule suivit le P. Ambrosio, résignée et tranquille, convaincue que ce bon prêtre allait la mener vers une vie pieuse et rangée. Elle était bien loin de la vérité.
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La transaction concernant Eulalie se fit de façon inattendue et rapide. En effet, les Dames de la Fondation espagnole pour le salut, la santé et l’éducation (F.E.S.S.E.), un organisme avant-gardiste voué à racheter des prostituées et des esclaves pour les réhabiliter et les remettre dans le droit chemin, avaient entendu parler des deux jeunes filles que Maniouk Bey proposait sur la place du marché. Les rumeurs du souk d’Alger allant bon train, elles demandèrent à le rencontrer. Celui-ci arriva avec Eulalie enchaînée. La rage et la furie de celle-ci n’avaient pas tari, elle continuait à maugréer et son regard trahissait son désarroi. Les Dames en furent touchées et proposèrent un prix dérisoire. Maniouk Bey se fit conciliant, sachant bien que malgré sa grande beauté, il ne pourrait pas retirer grand prix de cette folle aux cheveux hirsutes et dont les yeux trahissaient une démence sournoise. Dans le marché, la rumeur s’était répandue qu’elle avait chaudement traité les marins durant toute la traversée. Par le fait même, sa valeur avait sensiblement chuté. Maniouk Bey n’avait pas le choix : quelques centaines de dinars suffirent à le convaincre de se débarrasser de cette marchandise avariée.
Eulalie, prise en charge par les Dames de la F.E.S.S.E., se sentit rassurée et les suivit calmement. Elle ne se doutait pas que son avenir allait être pitoyable et infernal.
​Chapitre 2
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La séparation
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À peine débarqué à Civitavecchia, le P. Ambrosio monta dans un fiacre qui l’attendait et fit asseoir Ursule face à lui. Il ordonna au cocher de filer à Rome. Il n’avait pas adressé un mot à Ursule depuis qu’il en avait fait l’acquisition dans le souk d’Alger, ne cessant de l’observer, de noter sa timidité et d’admirer son teint de rose. Il se questionnait secrètement sur la meilleure façon d’exploiter ce nouveau butin. La grâce et les manières élégantes d’Ursule provenaient sûrement d’une éducation supérieure et de sang noble. « Il faut que je trouve une personne qui saura apprécier ces qualités, quelqu’un qui ne lésinera pas sur le prix à payer ».
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Il aurait pu simplement la vendre à un quelconque lupanar. Depuis l’élection du pape Alexandre VI, Rome avait été transformée en une ville-bordel. La cité jadis glorieuse n’était plus qu’un carrefour de brigands, divisée entre des partis en lutte pour le pouvoir, prise en otage par un clergé corrompu, par des princes qui se vautraient dans la luxure et par une foule de gueux qui crevaient de faim. Dans ce milieu glauque, le P. Ambrosio « faisait des affaires » et fournissait aux grands de l’Église et à la noblesse corrompue tout ce dont ils avaient besoin pour satisfaire leurs instincts véreux. Son appât du gain était bien connu; il aurait vendu sa mère si le prix en valait la peine. Les yeux fixés sur la frimousse d’Ursule, il réalisait qu’elle méritait mieux qu’une vulgaire maison close. Une idée prenait forme dans son esprit.
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- Parle-moi un peu de toi, lui lança-t-il, essayant de comprendre ses origines et la classer dans une catégorie sociale.
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Ursule, tout à coup sur ses gardes, hésita et répondit les yeux baissés :
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- Mon père est marchand de soie à Valence. Ses affaires ne vont pas tellement bien et il a perdu beaucoup d’argent. Ses artisans musulmans l’ont abandonné. J’ai une sœur jumelle, mais je ne sais pas ce qu’elle est devenue. Le Maure l’a sans doute vendue elle aussi. Ma mère est morte lorsque j’avais six ans. Mon père nous avait placées au Couvent de Nuestra Señora Madre des Desemparados pour notre éducation chrétienne…et maintenant, je ne sais plus ce que je vais devenir! Elle acheva sa phrase dans un sanglot.
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Le P. Ambrosio ne fut pas ému par cette déclaration; il en avait vu d’autres, mais pour amener Ursule à lui faire confiance, il lui dit sur un ton câlin :
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- Allons, allons, mon enfant ! Il n’est pas nécessaire de pleurer. Je vais prendre soin de toi dorénavant. Tu peux me faire confiance. J’ai déjà aidé plusieurs jeunes filles comme toi et aujourd’hui, elles me sont toutes reconnaissantes.
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Le reste du voyage se passa en silence. Arrivé à Rome, il cria au cocher de passer par l’arrière du Château Saint-Ange, par l’entrée réservée au personnel affecté aux divertissements du pape et de sa cour.
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Alors que le coche pénétrait dans la cour du château, Ursule fut envahie soudain par le souvenir de sa sœur. Elle réalisa alors son impuissance face à la dureté de son malheur et elle fondit en larmes.
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Ce qui advint à Eulalie…
Les Dames de la F.E.S.S.E entraînèrent Eulalie vers une voiture fermée qui les attendait non loin du souk. Elle s’affala sur son siège et ne desserra pas les lèvres tout au long du trajet qui les mena à une petite maison dans le désert, non loin d’Alger. Après une légère collation, ces Dames l’informèrent que dorénavant elle résiderait dans cette maison. Malgré les protestations d’Eulalie, rien n’y fit : elles furent inébranlables.
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- La consigne est simple et il faut la suivre à la lettre : vous devez rester dans cette chambre et vous n’en sortirez que lorsque nous le jugerons bon. Votre nourriture vous sera servie ici. Votre seule et unique occupation est de prier Dieu et d’invoquer la Vierge et les saints pour vous aider à expier vos péchés et à trouver le chemin du paradis.
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Eulalie eut beau crier, hurler, supplier et pleurer, ces Dames firent la sourde oreille et quittèrent les lieux. Ce supplice devait durer six mois qui passèrent en grincement de dents, en invocations, en révolte et en questionnement. Eulalie vivait des moments déchirants depuis son départ de Valence.
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D’abord, sa traversée en mer et le viol collectif par l’équipage pirate et maintenant, cette prison dans le désert, condamnée à prier pour son salut. Elle se revoyait jouant et s’amusant avec sa sœur, insouciante et gaie. Elle était abattue face à l’inclémence du sort.
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Les mois passèrent et un beau jour, les Dames vinrent lui annoncer qu’elle devait rejoindre un couvent de Carmélites dans le nord de l’Espagne. À ces mots, Eulalie fut prise d’un dilemme terrible. D’une part, elle allait retrouver le ciel de son pays natal, mais d’autre part, la perspective de vivre dans un cloître la terrorisait. Elle se voyait dans un gouffre sans possibilité d’en sortir.
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Après un voyage long et inconfortable, une douzaine de femmes, accompagnées d’une troupe d’hommes armés, arrivèrent enfin à Tordesillas, en Castille-et-Leon. Le convoi de chariots et de voitures avait traversé diverses régions d’Espagne. Les routes étaient peu sûres et les haltes guères confortables. Les femmes étaient toutes dans la même situation qu’Eulalie. Elles avaient été rachetées dans des marchés d’esclaves en Afrique du Nord grâce à la générosité de la F.E.S.S.E. et étaient destinées à servir l’un ou l’autre des monastères qui jalonnaient le pays catholique.
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Eulalie arriva à destination bouleversée par ce que le sort lui réservait. Elle, qui naguère était souriante et joyeuse, avait maintenant le teint gris et l’œil morne. Une étrange angoisse lui serrait la gorge. Lorsque le souvenir de sa sœur jumelle venait la hanter la nuit, elle se souhaitait une mort prochaine.
Chapitre 3
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Ursule et le pape
Les tribulations des deux sœurs allaient se poursuivre encore quelques années avant de connaître un dénouement étrange.
Dès leur arrivée à Rome, le P. Ambrosio prit contact avec le cardinal Della Francesca, celui-là même qui avait fait main basse sur la fortune de la famille Spazzi en faisant exécuter par ses sbires du Bargello les deux fils du comte. Le cardinal avait un goût particulier pour les jeunes filles pubères, n’hésitant pas à payer de fortes sommes pour s’en procurer sans cesse de nouvelles. Sa réputation à cet égard était bien étoffée, mais tout le monde reconnaissait qu’il pouvait faire preuve d’une grande générosité à leur endroit, leur offrant de belles sommes qui constituaient dans bien des cas, des dots irrésistibles.
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Le cardinal Della Francesca fit preuve encore une fois de générosité envers le P. Ambriosio et celui-ci disparut avec son magot dans les bas-fonds de Rome. Ursule devint ainsi à quatorze ans la maîtresse du cardinal qui en avait soixante-sept. Durant les quatre années suivantes et jusqu’au décès de celui-ci emporté par une triple crise de goutte, de cirrhose et d’apoplexie, elle vécut cachée dans son immense palais. Il l’avait initiée à toutes les subtilités et toutes les positions de la fornication, lui affirmant très sérieusement que cela constituait son plus bel héritage et qu’il lui ouvrirait ainsi les portes du paradis. La suite de l’histoire ne lui donna pas tort.
Ce fut lors des obsèques du Prince de l’Église, que le pape remarqua, cachée au fond de la cathédrale, la jeune Ursule toute de noir vêtue. Il ordonna que l’on aille la chercher. C’est ainsi qu’elle put enfin rencontrer son lointain parent.
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Dès qu’Ursule vit le pape, elle se jeta à ses pieds et se présenta.
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- Saint-Père, je suis la fille de Ludovico, votre neveu. Ma sœur jumelle et moi avons été prises en otage par des pirates qui ont volé ma vertu. J’ai été…Ursule hésita ne sachant pas trop comment présenter son état et sa relation avec le cardinal décédé. Mais le pape, généreux et compréhensif, l’interrompit :
- Venez mon enfant et néanmoins cousine… Séchez vos larmes, nous comprenons votre situation et vos déboires. Nous allons tâcher de vous remettre dans le droit chemin. Nous le pouvons.
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Rassérénée, Ursule baisa la main que le pape lui présentait et se sentit enfin remplie d’espoir. Le Saint-Père lui mit tendrement le bras sur l’épaule et ils entreprirent ainsi une longue marche dans les corridors déserts du château.
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Alexandre VI avait tout de suite réalisé les avantages qu’il pouvait tirer de cette jeune parente innocente et naïve.
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- Dis-moi, Ursule, quel serait ton vœu le plus cher ?
- Oh Saint-Père! Mon vœu serait de retrouver ma sœur et de retourner à Valence, chez mon père.
- Voilà qui est très louable, mon enfant. Je vais ordonner immédiatement d’entreprendre des recherches pour retrouver ta sœur. Cela pourrait prendre un peu de temps. Dès que nous aurons des nouvelles à ce sujet, tu pourras rentrer chez toi. Mais avant, j’aurais un petit service à te demander…
Alexandre VI avait bien décelé les qualités d’Ursule, sa piété, sa réserve naturelle, sa sincérité spontanée et sa maturité. C’était exactement les qualités qu’il recherchait pour résoudre un problème qui le tracassait.
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En effet, depuis son accession au trône de St-Pierre, il se trouvait dans la position peu enviable de devoir administrer des lupanars. Son prédécesseur, le pape Sixte IV (1414-1484) avait eu l’idée de taxer les prostituées des États-Pontificaux pour renflouer ses coffres. Les 30 000 ducats ainsi obtenus servirent, entre autres, à financer la chapelle qui devait porter son nom, la Chapelle Sixtine.
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De fait, l’affaire devint si rentable que Sixte IV n’hésita pas à acquérir en son nom une maison close, pour satisfaire son goût du luxe et de la luxure. Dans les meilleures années, cela représentait des revenus de plusieurs milliers de ducats et l’entretien d’une soixantaine de prostituées. Alexandre VI poursuivit le plan de son prédécesseur tant et si bien que la prostitution prospéra avec l’accord tacite de l’Église. Bientôt, Rome sombra dans un état de décrépitude tel que Martin Luther la comparera plus tard à Sodome.
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Or, depuis quelques années, la concurrence dans le milieu du proxénétisme était devenue féroce et la baisse des revenus des bordels pontificaux donnait des maux de tête au nouveau pape. Dès qu’il avait vu Ursule, il avait senti qu’elle pouvait contribuer à redresser cette situation. Elle serait ses yeux et ses oreilles sur place et pourrait implanter les changements requis qu’il lui dicterait. Le fait qu’elle était sa parente et qu’il pouvait éventuellement exaucer ses désirs ne pouvait que resserrer leurs liens.
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Il lui expliqua les tenants et les aboutissants de ses préoccupations, lui présenta le rôle qu’il voulait qu’elle assume et lui offrit des indulgences plénières en quantité suffisante pour racheter tous ses péchés passés et à venir. Il insista sur l’œuvre pie qu’elle aurait à accomplir et, surtout, il lui fit miroiter son retour éventuel en terre espagnole. Ursule eut beau pleurer et gémir du sort qu’elle subissait, faire valoir sa propension à la méditation et la prière, sa hâte de rentrer chez elle, le Saint-Père demeura inflexible. Il lui dit reconnaître sa ferveur mais qu’elle servirait mieux la grandeur de l’Église en s’occupant de ses bordels.
Ursule fut nommée Déléguée apostolique auprès des maisons closes des États-Pontificaux. Rapidement, son sens de l’organisation prit le dessus et elle mit en place un programme de redressement basé sur le plan stratégique du pape. Elle institua une série de mesures qui améliorèrent le service à la clientèle et la gestion des ressources humaines, particulièrement au niveau de la santé et de la sécurité des catins. Durant cette période, Ursule perfectionna ses compétences de leader et ses talents de gestionnaire. Son esprit analytique, sa rigueur et son énergie au travail étaient des atouts indéniables.
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Au bout de six mois, la situation financière s’était améliorée et douze mois plus tard les maisons closes rapportaient des revenus substantiels qui incitèrent le pape à les vendre. Les acheteurs, un groupe de cardinaux appuyé par des banquiers milanais, demandèrent à Ursule de demeurer pour assurer une transition harmonieuse, moyennant mille florins or.
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Durant toute cette période, elle pensait à sa sœur jumelle et en rêvait la nuit. Elle était assaillie par les souvenirs de leur enfance heureuse et se réveillait au petit matin en sueur et le cœur plein d’amertume. Elle avait la vive sensation qu’une partie d’elle-même était endolorie.
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Trois ans passèrent. Ursule demanda une audience auprès de son parent, le pape Alexandre VI. Elle voulait s’enquérir des nouvelles de sa sœur. Aurait-il des résultats des recherches qu’il avait promis de mener? Quels ne furent sa déception et son désarroi lorsque le pape lui annonça qu’après des mois d’investigation, Eulalie demeurait introuvable. En fait, le pape n’avait accordé aucune importance à sa requête et maintenant qu’il avait vendu à profit son entreprise, il était trop heureux de se débarrasser d’Ursule.
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Ursule se retrouvait triste et seule, mais libre, riche et prête à retourner à Valence.
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Chapitre 4
Eulalie à Valence
Le Monasterio de Santa Clara à Tordesillas, fondé en 1363, possédait un retable de style gothique flamboyant qui attirait des fidèles de toute l’Europe chrétienne, mais il était surtout célèbre pour la rigueur et la sévérité de ses règles monastiques. Isolé dans les montagnes de Castille-et-Léon, il formait une communauté fermée où les Carmélites se consacraient entièrement à la prière silencieuse et aux travaux de subsistance. De temps à autre, un pèlerin frappait à sa porte, porteur de nouvelles du monde extérieur qu’il communiquait à la Mère supérieure. Elle en transcrivait alors l’essentiel sur le tableau du réfectoire que les sœurs lisaient en silence lors du repas du soir.
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Dans cet environnement où le temps s’était arrêté, Eulalie, soumise aux règles de l’ordre, s’astreignait au labeur le plus dur. Elle, auparavant si charmante, enjouée et soucieuse de plaire, était maintenant habitée par une tristesse mélancolique, vaquant à ses tâches dans la docilité totale, comme absente à elle-même.
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Parfois, elle se remémorait les jours passés sur le bateau pirate et les assauts répétés des marins. Surtout, elle se souvenait, non sans une certaine fierté, de son succès à les apprivoiser un à un, à « les dompter et les assagir » comme elle aimait se le dire. Malgré la violence des débuts et le déshonneur qu’elle avait ressenti après sa défloration, Eulalie reconnaissait en son for intérieur qu’elle en avait retiré un certain plaisir.
Au couvent, son humour avait disparu pour faire place à une forme de dévotion dans laquelle elle cherchait le réconfort et peut-être le salut. Elle espérait secrètement que ses prières soient un jour exaucées et qu’elle retournerait, comme par miracle, à une vie sociale active faite d’amitiés frivoles. Mais ce qui lui pesait le plus, c’était l’absence de sa sœur jumelle, un poids qui lui faisait courber l’échine. Pourtant, dans ses yeux toujours baissés on pouvait lire une lueur d’espoir.
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Cette dévotion et cette soumission n’avaient pas échappé au regard inquisiteur de la Mère supérieure. Au cours des années, elle convoquait régulièrement Eulalie pour la questionner et évaluer le degré de sa foi. Elle trouvait que son énergie vive, son intelligence pratique et sa piété apparente étaient des éléments propices à une promotion. Aussi, quand six ans plus tard, le besoin d’une assistante à la Mère supérieure du Convento del Carmen de Valence se présenta, elle soumit la candidature d’Eulalie, qui fut acceptée par le chapitre.
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Le Convento del Carmen avait été complété vers la fin du XIVème siècle. Il était situé au nord de la ville et s’appuyait sur le mur d’enceinte de Valence, à l’ouest des Tours de Serrans. Il se distinguait par un cloître de style gothique planté d’orangers et de mûriers où il faisait bon déambuler. Les Carmélites venaient y chercher un peu de fraîcheur par les chaudes soirées d’été, tout en déroulant leurs longs chapelets.
Lorsqu’Eulalie reçut la nouvelle de son transfert, loin de baigner dans la joie, elle fut tiraillée par deux sentiments contraires. Enfin, elle pourrait revoir sa ville et retrouver son père! Cependant, poursuivre sa vie de moniale ne lui plaisait guère. Elle, au caractère jadis si gai et extroverti, se voyait mal assister une nonne dans les tâches quotidiennes d’un cloître. Mais elle songeait qu’avec l’aide de son père retrouvé, elle pourrait peut-être s’extirper de sa situation de recluse.
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Dès qu’elle mit pied au couvent, Eulalie entreprit discrètement des recherches pour retracer sa famille. Elle reçut l’autorisation de visiter certains fournisseurs en denrées, ce qui lui facilita la tâche. Elle fit de longs détours par la haute ville, questionnant marchands et boutiquiers. Quelles ne furent pas sa surprise et sa déception de voir que leur ancienne demeure était dans un état de délabrement avancé! Ce fut un choc terrible lorsqu’un marchand lui apprit que Ludovico Borja était mort depuis quelques années, emporté par un mal étrange que d’aucuns attribuèrent au chagrin d’avoir perdu ses deux filles aux mains de pirates…
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Ce jour-là, elle retourna au cloître et s’enferma dans sa cellule, prise d’une profonde dépression où se mêlaient tristesse, déni et rage. À travers ses gémissements, on pouvait distinctement l’entendre demander secours à sa sœur Ursule et maudire le sort funeste qui l’accablait…
Chapitre 5
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Les tribulations d’Ursule
À son arrivée, elle s’installa en grande pompe dans une auberge de la Calle de Caballers. Elle loua un carrosse et fit le tour de la ville à la recherche des sites de son enfance. Mais Valence avait bien changé durant son absence.
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La ville connaissait un essor économique sans précédent. Réputée pour son industrie textile, elle était également le plus important port d’Espagne, véritable plaque tournante commerciale entre l’Europe et le Levant. Quelques années plus tôt, en 1482, la première bourse s’y était constituée afin de coordonner et régir le commerce de la soie.
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Du Mercat à La Seu et d’El Pilar à la Xerea, ce n’était que de vastes chantiers de construction. Une foule nombreuse encombrait les rues et ralentissait la circulation des carrioles et des portefaix. L’air était chargé d’odeurs nauséabondes d’égout, de sueurs animales et de viande en putréfaction. Les cris des maraîchers mêlés à ceux des poissonnières se confondaient aux hennissements des chevaux et aux chants des gitanes de rues. Valence grouillait d’une vie dense et trépidante.
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Arrivée au bord du Turia, Ursule descendit du carrosse et poursuivit son chemin à pied. Elle longea la rive boueuse sans reconnaître le moindre point de repère. Elle se sentait perdue dans cette grande ville. À quelques reprises elle demanda son chemin, sans succès. Elle pénétra profondément dans un méandre de venelles en terre battue, désespérée et anxieuse. Tout à coup, au détour d’une ruelle, non loin des Tours de Serrans, elle se retrouva face à son ancienne demeure. Celle-ci était dans un état d’abandon et de ruine, la grande porte cochère béante et certains volets arrachés. La gorge sèche, elle voulut se renseigner auprès d’une marchande de légumes qui lui répondit que le propriétaire, un certain Ludovico Borja, était décédé de chagrin quelques années auparavant, suite à la disparition de ses deux filles. Sa ruine avait précipité sa déchéance. En larmes, Ursule retrouva tant bien que mal son auberge et s’effondra sur sa paillasse, le cœur brisé.
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Les jours suivants, elle poursuivit ses recherches pour retracer parents et amies. Elle se cognait à des portes closes; durant ses années d’absence, les choses avaient bien changé et elle ne retrouva personne à part deux ou trois jeunes filles qui furent ses compagnes au couvent de Nuestra Señora Madre des Desemparados. Leur accueil fut plutôt distant ou carrément froid, une famille ruinée étant fort mal vue, malgré une relation distante avec la papauté. Les apparences faisaient foi de tout.
Ursule dépensait de fortes sommes pour poursuivre ses recherches et n’hésitait pas à faire confiance à des caractères louches qui lui promettaient des résultats rapides et efficaces. Sa bourse bien garnie finit par attirer l’attention de loustics sans remords. Un soir, alors qu’elle dormait d’un sommeil profond, l’un d’entre eux pénétra dans sa chambre et vola sa petite fortune qu’elle avait pourtant bien dissimulée sous son oreiller. Par charité chrétienne, il lui laissa trois ducats d’or et fila dans la nuit.
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Au réveil, Ursule constata la disparition de son trésor. Elle fondit en larmes, désespérée par tant d’infortune. Elle se révoltait contre le sort qui s’acharnait sur elle, malgré toute sa bonne volonté et son désir de retrouver une vie normale. Les prières et les sacrifices qu’elle s’imposait ainsi que les méditations religieuses et les invocations à Notre-Dame et aux saints ne semblaient pas amadouer le Très-Haut. Secrètement, elle trouvait injuste cette succession de malheurs. Depuis son enlèvement par Maniouk Bey, Ursule n’avait pas connu un instant de calme et d’apaisement. Elle ne désirait ardemment qu’une chose : pouvoir enfin arrêter le cours des heures et s’isoler dans la prière et la contemplation.
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Soudain, elle sursauta; elle venait de se souvenir de la lettre de recommandation que le pape avait écrite et qu’elle devait remettre au duc Juan Borja.
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Après une toilette hâtive, Ursule rassembla ses affaires et se précipita au palais ducal. Elle demanda audience et le duc la reçut sur le champ quand il sut qu’elle était porteuse d’une missive pontificale. Debout, au fond d’une grande salle sombre au plafond vertigineux, il en imposait par sa stature hautaine et distante. Il se mouvait avec grâce et noblesse et s’exprimait de façon posée et onctueuse. Il lui tendit la main et Ursule y déposa un baiser fervent. Pour elle, cet homme représentait son salut. Elle lui tendit le parchemin. Il décacheta la lettre et se dirigea vers la grande fenêtre.
« Très cher Cousin,
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Nous rendons grâce à Dieu, le Père de Notre Seigneur Jésus-Christ, en priant pour vous à tout instant. Nous connaissons votre fidélité et Nous demandons à Dieu de vous combler de la vraie connaissance, en toute intelligence spirituelle. Vos bienfaits à Valence Nous parviennent à travers les mers et Nous savons les difficultés que vous rencontrez dans le maintien de la foi et l’administration des finances de votre ville.
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La porteuse de cette missive est Notre parente commune, fille de Ludovico, cette âme égarée qui a été ruiné en voulant être probe et scrupuleux. Nous vous recommandons hautement cette jeune personne. Elle a été d’une grande aide dans le redressement financier d’une de Nos sources importantes de fonds pontificaux. Lors de votre dernière visite à Rome, vous avez pu constater par vous-même à quel point certaines de Nos dévotes consacrent leur corps et leur âme à la levée de fonds et contribuent sous forme de taxes, à la grandeur de Nos États.
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Grâce à son sens de l’organisation, sa rigueur et son esprit d’économie, Ursule a su corriger de graves lacunes dans la gestion de Nos ouailles péripatéticiennes, améliorer l’efficacité de leurs diverses prestations et renflouer ainsi les coffres du Vatican. Si à Valence vous souffrez de problèmes similaires, nous vous encourageons à suivre Notre exemple et confier à cette jeune personne très douée la responsabilité de mettre vos investissements sur la voie de la rentabilité. Comme l’a dit St-Paul : « Une saine gestion financière, c’est le nerf de la guerre ».
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Nous vous assurons de Nos prières constantes et implorons St-Mathieu, qui fut responsable de collecter les impôts avant sa rencontre avec Notre Seigneur, de vous éclairer de ses lumières et Nous prions…»
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Lorsque le duc acheva sa lecture, il se retourna vers Ursule, l’œil tout à coup illuminé. Cette rencontre, somme toute fortuite, prenait une tournure qu’il n’avait pas envisagée. Sur un ton mielleux, il s’avança vers la jeune fille médusée, lui prit affectueusement la main et lui confia à voix basse :
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- Sa Sainteté me dit d’excellentes choses à votre sujet et me recommande de vous aider, ce que je ferai avec empressement. Dites-moi ce que vous désirez et considérez-le déjà obtenu.
- Excellence, je suis arrivée à Valence avec de petites économies, mais elles m’ont été dérobées. Je suis entièrement démunie et orpheline de surcroit. Mon père Ludovico Borja est décédé il y a quelques années, ruiné. Ma sœur a disparu lors de notre enlèvement par Maniouk Bey, le pirate. J’implore votre aide…
- Je comprends, mon enfant, et je suis disposé à vous aider entièrement. Sa Sainteté m’a vanté votre réussite à améliorer la gestion de certains de ses investissements. Nous aussi, ici à Valence, souffrons du même mal et il nous faut redresser nos finances dans certaines maisons que vous connaissez. J’ai besoin de votre aide et en échange, je vous donnerai toute la mienne. Vous n’aurez plus de soucis d’argent.
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Le duc présente à Ursule la situation difficile dans laquelle se trouve Valence. En effet, la croissance rapide de la ville cause des problèmes et les ressources qualifiées pour les régler sont rares. La richesse a attiré des foules venant de toute l’Europe. Valence compte déjà plus de 75 000 habitants qui se bousculent dans ses ruelles étroites et nauséabondes. Cette population croissante attire avec elle son lot de commerçants et de marchands, de paysans, d’artisans de toutes sortes, d’escrocs et de voleurs. Sans oublier les prostituées qui suivent ces hommes comme un cortège funèbre, cherchant à satisfaire leurs besoins contre une maigre pitance.
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Juan Borja continue sur sa lancée et explique posément à Ursule un des problèmes difficiles auquel lui et ses collègues du Conseil municipal sont confrontés :
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- Voyez-vous, Ursule, nous avons ici, hors les murs, un grave problème de prostitution que nous devons gérer de façon efficace et rentable. Les premiers bordels de Valence se sont constitués en dehors de la ville, loin des yeux des citoyens « honnêtes ». Au départ, quelques masures de fortune adossées au mur d’enceinte, faites de planches de bois et de tôle. Mais aujourd’hui, cet îlot a grandi et se nomme la « ». Il y a sans doute pas moins de deux cents prostituées dans ce quartier mal famé, il est difficile de le savoir avec précision. Nous sommes peu fiers d’être la première ville d’Europe en matière de prostitution, surpassant de loin Rome et Paris.
- Mais pourquoi me parlez-vous de ce problème, votre honneur? demande Ursule intriguée.
- C’est bien simple, lui répond le duc. J’ai besoin de vous pour le régler. Comme vous l’avez fait à Rome pour notre Saint-Père. Et nous serons tout aussi généreux et reconnaissants, soyez-en assurée.
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Ursule eut beau protester, supplier, implorer, rien ni fit. Le duc tenait son destin entre ses griffes. C’est ainsi qu’à son grand désarroi, elle fut nommée sur le champ responsable des lupanars de Valence, à l’extérieur des murs de la ville.
Elle ne se doutait pas que de l’autre côté de ce mur se trouvait sa sœur cloîtrée!
Chapitre 6
Les retrouvailles
Six mois ont passé depuis qu’Eulalie et Ursule sont de retour à Valence. La première a graduellement assumé ses responsabilités au sein du cloître. Elle seconde la Mère supérieure dans diverses tâches domestiques, particulièrement les approvisionnements et les cuisines. Sa prestance assurée, son regard franc et son énergie au travail imposent le respect parmi les Carmélites. Pourtant, par moment ses yeux se voilent d’une étrange tristesse et durant les offices religieux sa voix tremble et s’étouffe. Elle paraît absente.
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Ursule, pour sa part, s’est installée dans une des rares maisons de pierres de la Mancebia. Généralement, les maisons sont à un étage avec une fenêtre sur la rue et une lanterne colorée au-dessus de la porte. Ce quartier réservé aux prostituées occupe une zone en croissance constante, entre Carrer del Salvador et Carrer de las Amorosas. Il est clôturé au sud par les jardins du comte de Ripalda et au nord, par des vergers. Depuis l’édit du roi Jaime II, « les femmes publiques ne peuvent exercer leur profession dans les rues de la ville, mais plutôt dans un lieu qui leur est destiné. »
Ce vaste espace consacré à la prostitution appartient en grande partie à Juan Borja, le cousin du pape qui siège au Conseil de la ville. À ce titre, il s’assure de la tolérance tacite des autorités municipales qui avaient décrété bien des années auparavant, les règles strictes de sollicitation, d’hygiène et de jours de congé. Le « plus vieux métier du monde » est considéré comme un « mal mineur permettant un exutoire aux instincts des mâles, une façon d’éviter le viol, de réduire l’adultère et de permettre aux jeunes gens de se détourner de l’homosexualité. » Bref, une façon contrôlée de maintenir l’ordre public.
Le fait que Valence est un important port méditerranéen et un centre financier de premier ordre favorise l’essor de cette ville permissive. Une prostituée de Valence coûte deux fois plus cher que dans toute autre ville du royaume.
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Juan Borja confie l’administration de ses maisons closes à des hostalers, aussi appelés « padre putas » (père des putes). Ces tenanciers prennent soin de la nourriture, de la santé et de l’assignation des travaux quotidiens parmi les prostituées. Le rôle confié à Ursule est de gérer les hostalers, de s’assurer que les argents perçus sont bien comptabilisés et que les prostituées sont en santé afin qu’elles accomplissent leur travail correctement.
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Rapidement, Ursule met en place des systèmes de contrôle financier et institue des visites médicales quotidiennes. Grâce à l’appui du duc, elle crée la fonction de « consul » dont le rôle est de procéder à l’inspection des bordels sous sa juridiction. Toute omission aux règles sanitaires entraîne des pénalités sévères aux hostalers. Ces mesures et plusieurs autres ont pour effet de réduire considérablement la propagation des maladies vénériennes. Parmi les initiatives d’Ursule, celle qui a le plus de succès immédiat est le lancement d’une campagne promotionnelle du secteur sous sa responsabilité auprès de certains publics cibles, tels que les marins, les commerçants et les notables locaux. Dès ce moment, on constate un essor considérable de la prostitution à Valence. Durant les années qui suivent, la Mancebia remporte le titre « de loin le plus grand bordel en Europe. »
Ursule surveille de près les prostituées et s’occupe d’elles comme une mère, avec compassion et fermeté. À l’occasion, elle doit bien accepter les avances de quelques nobles valenciens, d’ecclésiastiques éminents et de visiteurs royaux. Elle est toujours réticente, bien sûr, mais elle accomplit ce devoir pour mieux donner l’exemple aux filles qui, en retour, la respectent d’autant.
Pourtant, Ursule n’est pas heureuse et une angoisse proche du désespoir s’empare d’elle la nuit venue. Que va-t-elle devenir ? Son avenir ne sera donc fait que d’obéissance aveugle à de puissants maquereaux qui l’exploitent sans merci ? Pourquoi le Ciel l’abandonne ainsi seule sur terre ?
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​Lorsqu’elle fait ses prières avant de dormir, le souvenir de sa sœur jumelle la submerge et elle pleure en silence. Qu’est-elle devenue? Entre les mains de quel bourreau se trouve-t-elle? Est-elle au moins encore vivante? Elle s’endort en sanglotant, la nuit noire enveloppant son cœur meurtri…
Parfois, elle se réveille en sursaut au son des cloches du cloître voisin, sonnant les vigiles au milieu de la nuit. Elle sèche ses larmes en faisant le vœu de se rendre au cloître dès que possible pour demander à la Vierge de la sortir des griffes de Juan Borja. Mais le travail l’accapare et elle remet sans cesse cette visite au lendemain.
​
Enfin, le jour de l’Ascension de la Vierge Marie elle se décide à s’y rendre. Il est défendu aux prostituées d’exercer leur profession cette journée-là, ce qui lui donne le répit nécessaire pour aller prier. Elle s’habille d’une large robe noire et cache sa tête sous un voile en dentelle de la même couleur.
​
Elle pénètre dans la chapelle du cloître, tête baissée, d’un pas incertain, étouffant dans la fumée capiteuse de l’encens. Elle choisit un banc dans un coin sombre, dans la partie réservée aux fidèles et qui est séparée des moniales par des grilles. Elle participe à voix basse au service religieux, se remémorant les cantiques de son enfance. Elle est en contemplation introspective et ne se doute pas du regard insistant d’une des Carmélites cachées derrière la grille.
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Ursule est la dernière à quitter la chapelle et se dirige à pas lents vers la sortie quand elle entend distinctement son nom venant de nulle part. Elle cherche avec attention et remarque enfin une moniale qui lui fait signe d’approcher. Étonnée, Ursule se dirige vers elle et tout à coup, elle lance un « Oh! Sainte Vierge! » et s’effondre sur le sol de marbre.
​
***
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Lorsqu’Ursule se réveille, elle est étendue sur un banc dans la chapelle. Elle se frotte les yeux et se redresse avec difficulté.
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- Mais qu’est-ce qui m’arrive? J’ai eu une vision…
- Non! Non! Ursule, c’est moi! Eulalie! Ce n’est pas une vision! Regarde! Touche-moi! C’est ta sœur, Eulalie! Ursule! Que je suis heureuse! Je n’en reviens pas!
- Eulalie? Mais ce n’est pas possible! Je te croyais morte aux mains de ces barbares! Comment? Toi, ici? Enfin, la Sainte Vierge a exaucé mes prières! Eulalie, ma sœur, mon amour! Si tu savais…
​
Mais Ursule ne peut finir sa phrase, elle éclate en sanglots. Eulalie aussi pleure chaudement. Les deux sœurs s’étreignent à ne plus vouloir se laisser, de peur que ce songe ne s’envole. Toutes deux pleurent, rient, s’embrassent et se regardent tendrement, incrédules et heureuses.
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​Après tant d’années de malheur, les deux jumelles sont enfin réunies.
Chapitre 7
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Le plan
Eulalie et Ursule sont assises dans une petite chambre meublée d’une simple table et de deux chaises, réservée aux visiteurs. Eulalie avait obtenu la permission de la Mère supérieure de rencontrer une fidèle sous prétexte de répondre à ses questions sur l’oraison liturgique et la méditation. Elles sont là, toutes deux, ne croyant pas leurs yeux, pouffant de rires nerveux et essuyant des larmes de joie. Elles se racontent leurs péripéties et remercient Dieu de ses bienfaits. Elles sont vivantes et ensemble.
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Au bout de deux heures, elles sont épuisées de tant d’émotions et d’effusions de bonheur. Sous l’effet de la fatigue, elles doivent se rendre à l’évidence : le moment est venu de se séparer. Mais elles ne se quittent qu’après la promesse de se revoir le plus tôt possible. Et c’est ainsi qu’elles conviennent de se revoir tous les dimanches après les vêpres. Ursule pourra fuir la Mancebia toujours déserte ce jour-là.
Chaque visite est l’occasion de se raconter un nouveau chapitre de leurs déboires, un détail omis, un renseignement révélateur, un fait important. Elles décrivent leurs sentiments profonds, les espoirs perdus, les affres de la solitude, les tortures physiques et mentales, leurs chagrins d’orphelines, leurs rêves brisés. Elles ne cessent de s’embrasser et de s’enlacer, elles se tiennent par la main de peur que l’autre ne disparaisse. Leur bonheur est aussi grand qu’inespéré. Les jumelles ne forment plus qu’une seule personne. D’ailleurs, leur ressemblance déjà étrange durant leur enfance s’est davantage accentuée : elles sont le reflet parfait l’une de l’autre.
​
Un jour Eulalie demande à Ursule de lui raconter ce qu’elle faisait depuis son arrivée à Valence.
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- Je travaille pour notre parent Juan Borja, duc de Gandia. Il est propriétaire de…., elle hésite ne sachant pas comment présenter son emploi…, enfin, disons qu’il a des maisons de l’autre côté du mur du cloître…des maisons pour hommes…enfin, tu vois ce que je veux dire.
- Oui, je sais, répondit Eulalie, nous sommes au courant des prostituées qui fréquentent ces maisons. Mais que fais-tu là, toi, ma sœur?
- Je suis responsable de gérer tout cet ensemble. Depuis le recrutement des filles et leur entretien quotidien jusqu’à la gestion des finances pour le compte du duc. Je ne peux pas m’en sortir. Il me tient à sa merci. Je n’ai plus d’argent et nos parents et nos anciennes relations ne veulent pas me voir ni m’aider. Mon seul espoir est que le duc me donne ma liberté sous peu, avec un peu d’argent pour que je m’en aille.
- Et que comptes-tu faire? Où vas-tu aller dans de pareilles conditions?
- Je pense que je vais me réfugier au Couvent de Saint-Grégoire ou à la Casa de las Repenides. Là, je serai à l’abri des regards et je pourrai enfin offrir mon cœur au Seigneur et prier en silence. Et toi, ma chère sœur, que fais-tu et quel est ton avenir?
- Mon sort est plus enviable que le tien, mais je n’en suis pas plus heureuse. Tu me connais, Ursule, et tu sais bien que je ne suis pas faite pour une vie de recluse qui passe ses jours et ses nuits en méditation et, surtout, sans parler à quiconque. Souviens-toi de notre jeunesse! J’aimais courir, danser, taquiner mes amies, jouer des tours aux voisins… J’aimais plus que tout voir du monde et m’amuser. Tu te souviens, on m’appelait « Feu-follet » tellement je brillais de flammes éclatantes! Depuis que j’ai été forcée d’entrer dans les ordres, il n’est plus question de rire et de m’amuser. Ici, mes sœurs sont sérieuses, sèches et sévères. Bien sûr, je n’ai pas à me soucier du lendemain, mais, entre nous, ce n’est pas une vie…
- Oh, ma chérie! Nous sommes toutes deux prises au piège, sans issue. Nous avons connu tant de malheurs depuis notre enfance et même si nous sommes encore vivantes, notre avenir ne paraît pas heureux. Qu’allons-nous devenir?
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Un long silence suit cette interrogation. Les deux sœurs se tiennent par la main, le regard baissé, absorbées par leur triste destin. Découragées de leur avenir, elles se quittent en se promettant de se revoir le dimanche suivant.
Eulalie a hâte de revoir sa sœur et dès qu’elle l’aperçoit dans la chapelle, elle la prend par le bras et ensemble, elles se précipitent dans le parloir.
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- Oh que je suis heureuse de te revoir, Ursule chérie! J’ai réfléchi à notre problème et je crois que j’ai trouvé une solution qui fera ton bonheur et le mien.
- Je t’écoute, répondit Ursule, étonnée de l’enthousiasme de sa sœur.
- Voici. Nous sommes toutes les deux dans des situations que nous détestons. Tu es responsable de gérer un vaste quartier voué à la prostitution alors que ce travail te répugne. Tu préfèrerais et de loin te consacrer à la prière et aux œuvres apostoliques. Ton malheur est d’autant plus tragique que tu es à la merci d’un Borja sans scrupule, comme son cousin le pape. Il peut te garder ainsi la vie entière. Et moi, je suis dans une situation difficile, sans être aussi épouvantable que la tienne. Je suis emmurée dans ce monastère jusqu’à la fin de mes jours, condamnée au silence et à l’isolement. Cette condition m’est insupportable. Je désire plus que tout retrouver le monde extérieur, la gaieté et les joies de la vie, enfin tout ce que la société pourrait m’offrir, mais qui m’est à jamais refusé ici.
- En effet, Eulalie, tout cela résume bien notre dilemme et nos vicissitudes. Mais à quoi veux-tu en venir ? Quant à moi, je ne vois aucune solution…
- Et si nous échangions nos places? Toi qui désires prier et contempler Dieu, prends donc ma place! Moi, je ferai de même et je te remplacerai. Cela nous arrangera toutes les deux. Et je suis prête à gager que personne ne pourra découvrir ce subterfuge. Notre ressemblance jouera en notre faveur. Souviens-toi : même notre propre père ne pouvait nous reconnaître!
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Hésitante, Ursule réfléchit à la solution de sa sœur. Elle a le mérite de les sortir de leur pétrin respectif. Surtout, elle reconnaît qu’il est difficile de les distinguer avec précision; elles se ressemblent tellement!
- Tu as sans doute raison, cette solution pourrait renverser la fatalité qui s’acharne sur nous. Mais essayons cet échange une ou deux fois, pour voir si cela est réellement viable.
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Elles se préparent soigneusement à ce dédoublement, s’échangeant des détails sur leurs rôles respectifs et sur leurs habitudes quotidiennes. Elles se mettent en garde contre certaines personnes et se félicitent de leur clairvoyance.
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Bientôt, Ursule, anciennement tenancière d’un des grands bordels, se retrouve à la tête du cloître des Carmélites. De l’autre côté du mur d’enceinte de la ville, Eulalie, sa sœur jumelle et son sosie parfait, assume le rôle de gestionnaire de ce quartier réputé, exploitant plus de deux cents prostituées, elle qui fut naguère adjointe de la Mère supérieure du couvent des Carmélites.
Au cours des mois et des années qui suivirent, on pouvait apercevoir lors de nuits obscures, deux silhouettes qui traversaient les ruelles désertes, entre la Mancebia et les Torres de Serrans, deux silhouettes qui hâtaient leurs pas à la rencontre l’une de l’autre, s’échangeaient un baiser furtif et se dépêchaient, l’une vers les bordels et l’autre vers le cloître.
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L’histoire ne dit pas si un quelconque quidam aurait découvert le pot aux roses. Au contraire. Les nonnes constatèrent que l’assistante de la Mère supérieure semblait avoir trouvé un regain d’engagement dans sa foi, une plus grande dévotion dans la méditation ainsi qu’une voix plus assurée et plus joyeuse lors des complies. De l’autre côté du mur, certains clients remarquèrent que la patronne était plus gaie, que son rire était plus sonore et que ses ébats semblaient plus sincères.
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Les deux institutions, séparées par quelques pierres, ont prospéré ainsi durant de nombreuses années, chacune ayant contribué à sa façon à la réputation grandissante de Valence, sous l’œil vigilant des deux jumelles. Force est de constater que leur subterfuge fut bien réussi puisque les annales de l’époque demeurent silencieuses à ce sujet.
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La fin
Avril 2018
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Remerciements et sources
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Je désire remercier Elena Planas, une guide chevronnée de Valence et qui connaît l’histoire de sa ville parfaitement, autant la grande que la petite, celle qui regorge de faits truculents et de détails souvent oubliés par les historiens officiels. Elle m’a fourni des documents pertinents, entre autres : « Notes historiques sur les territoires de l’ancien royaume de Valence » de Vincente Boix, ainsi que « La Mancebia de Valence » de Mariano Cabrerizo. Les citations sont tirées de ces sources et toutes les références sur la Mancebia sont exactes et véridiques. Quant aux lupanars pontificaux et à la vie de débauche du pape d’Alexandre VI Borgia et de sa progéniture, les documents foisonnent.
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Je désire remercier également ma muse (qui m’amuse), Gladys Gowey et Samir Defouni pour leur œil de lynx et leur rigueur linguistique.
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Cette histoire est fictive. Ou l’est-elle vraiment ?
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Certaines parties sont issues de l’imagination de l’auteur alors que d’autres reposent sur des faits historiques et probants.
Il s’agissait de broder autour du thème…
Le lecteur avisé saura départager le vrai du faux…
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