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VARIATIONS SUR UN THÈME ORDINAIRE

En musique, de nombreux artistes ont créé des œuvres dont le thème est emprunté à un autre compositeur et sur lequel ils ont composé des variations. Ainsi, Liszt s’est inspiré de Bach, Schumann de Beethoven, Beethoven de Mozart ou encore Rachmaninov de Chopin, pour ne nommer que ceux-là.

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Pourquoi ne pas tenter l’expérience en écriture? Prendre une phrase bien ordinaire comme thème et le décliner en quelques variations et ainsi composer plusieurs histoires…

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Le thème : « Suivez-moi. Nous n’en avons que pour quelques minutes. »

 

Variation No. 1 : La lettre

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« Suivez-moi. Nous n’en avons que pour quelques minutes ». Il chuchote cette phrase sibylline plus qu’il ne l’articule. À travers les bruits de la rue, elle la perçoit comme une supplique, son regard insistant finissant par la convaincre.

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Ils empruntent à pas lents une allée du parc et face à la statue du soldat inconnu, ils trouvent un banc ombragé. Une fois installés, elle sort de son sac un étui à cigarettes, en retire une et d’un geste élégant l’allume avec manifestement un grand plaisir. À travers la fumée, elle le regarde intensément et son visage la fait tressaillir.

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Les années ont labouré son visage de rides profondes, mais ses yeux gardent cette lueur pétillante qu’elle avait toujours admirée. Des souvenirs lui reviennent et font légèrement trembler sa main. Elle cache son trouble en fumant ostensiblement. Elle veut voiler sa nervosité, lui dissimuler son émoi. Elle a un nœud dans la gorge quand elle lui demande : « De quoi s’agit-il? Pourquoi m’avez-vous demandé de venir ici? »

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Il ne répond pas immédiatement. Il fixe sa main, il se masse les doigts. Il semble lui aussi un peu perdu, pris dans ses pensées. « Ça fait longtemps, vous savez. Longtemps que je veux vous revoir. Mais le temps passe, la vie… ». Sa phrase reste en suspens, lourde de sous-entendus. Il lève la tête et la regarde comme s’il vient de remarquer sa présence. « Pas un jour ne passe sans que je ne pense à vous, à nous, à cet été merveilleux. Nos chemins ont pris des directions différentes mais vous avez toujours été à mes côtés. Les années ne comptent pas, vous avez toujours été présente ».

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« Et que voulez-vous de moi aujourd’hui? Comme vous le dites, les années ont passé, vous avez fait votre vie et moi la mienne. Oui, ce fut un merveilleux été. Il ne nous en reste que le souvenir. Il faut oublier… ». Elle écrase sa cigarette, impatiente, et après un bref silence, reprend : « Que voulez-vous exactement de moi aujourd’hui? » Son ton sec contraste avec son regard humide. Elle penche la tête, elle à l’air de le supplier.

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« Je ne veux rien, en fait, rien pour moi. Je voulais vous voir pour vous remettre une lettre. Une lettre qu’elle a écrite pour vous. Tenez, la voici ». Sa main tremble quand il sort une enveloppe de sa poche intérieure. Elle le regarde, médusée : « Pour moi? ». Elle prend délicatement la lettre et, avec une certaine appréhension, commence à la lire.

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Elle se lève, fait quelques pas et se retourne : « Je ne savais pas, je ne savais pas… », sa voix se brise, elle est secouée par les larmes qu’elle ne peut retenir, par l’émotion qui l’étouffe. D’un pas rapide elle s’enfuit du parc, brisée.

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Variation No. 2 : L’enquête

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« Suivez-moi. Nous n’en avons que pour quelques minutes ».

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L’inspecteur avait lancé cette phrase de façon un peu brutale, juste comme il passait devant Robert Rickoff, sans même le regarder. Celui-ci se leva lentement et suivit l’inspecteur dans son bureau.

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- Je croyais vous avoir tout dit. Pourquoi me convoquer à nouveau? Lui dit-t-il d’emblée.

- Asseyez-vous, voulez-vous? Nous n’en n’avons que pour quelques minutes, répéta l’inspecteur. Il choisit un dossier volumineux et en retira une feuille qu’il examina attentivement. Nous avons un nouvel élément dont j’aimerais vous parler.

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Robert Rickoff leva les yeux au plafond et s’assit lourdement :

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- Allez-y, inspecteur. Posez-moi vos questions, je vous écoute.

- Voici. Juste une vérification de routine. Nous avons trouvé au salon trois verres qui ont contenu du whiskey. L’un d’eux porte vos empreintes.

- Mais il n’y a rien de bien étonnant à cela, inspecteur. Je vous avais bien mentionné que j’avais passé à l’appartement la veille du jour où elle a été découverte étranglée, pour prendre mes effets. Nous avons pris un verre ensemble. Ensuite, j’ai quitté. Mais elle était toujours vivante quand je l’ai quittée.

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Il avait été, en effet, à son ancien appartement espérant qu’elle n’y serait pas. Il voulait récupérer certains livres et CD qu’il avait oubliés lors de son départ précipité le mois précédent. Mais elle était bien présente, traînant au salon en robe de chambre et le suivant des yeux pendant qu’il ramassait ses affaires. Comme il s’apprêtait à quitter, elle lui avait proposé un verre, « en souvenir du bon vieux temps » avait-elle ajouté avec un sourire forcé. Bien que pressé de rentrer chez lui, il avait accepté et bu une gorgée avant de dire :

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- Écoute, c’est bien aimable, mais je dois rentrer. J’ai une tonne de travail qui m’attend.

- Du travail? Un samedi après-midi? Mais de qui te moques-tu? Comment s’appelle ce dossier si important?

- Ne recommence pas, s’il-te-plaît. Je n’ai plus de comptes à te rendre. J’ai justement quitté pour ne plus avoir de comptes à te rendre. Je vois que tu ne changes pas, toujours aussi méfiante et aussi jalouse… C’est bien gentil de me laisser récupérer mes affaires, mais je quitte. Je n’en peux plus de supporter tes crises de jalousie. À ta santé et bye-bye…

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Il prit une longue gorgée, ramassa la valise et sortit rapidement. Il se rendit à l’auto à grandes enjambées, frustré et nerveux par cette scène inopinée. C’est en mettant le contact et sortant prudemment du stationnement qu’il vit apparaître la silhouette de Jean-François, le col de son imper relevé pour dissimuler son visage et qui s’engouffrait dans l’immeuble qu’il venait de quitter. Mentalement, il nota qu’elle n’avait pas pris beaucoup de temps à se morfondre de leur séparation et qu’elle s’en consolait déjà avec leur ami commun. Tiens, tiens, Jean-François…Voilà que le chassé-croisé classique est maintenant complété, se dit-il.

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- Alors, vous ne m’avez toujours pas répondu. Qui était présent lorsque vous avez bu ce whiskey? Répéta l’inspecteur.

- Excusez-moi…je…je tentais de me souvenir. Nous avons bu un verre seuls, elle et moi. Mais je crois connaître la personne qui aurait bu dans ce troisième verre.

- Qui donc? Lança l’inspecteur soudain impatient.

- Peut-être qu’il s’agit de Jean-François Voulet. C’est un ami. Je crois l’avoir aperçu en quittant l’appartement. Peut-être venait-il la consoler de notre séparation?

- Qu’est-ce que vous insinuez, M. Rickoff?

- Je n’insinue rien. Je dis simplement que je crois l’avoir vu en quittant l’immeuble. À vous de faire votre travail.

- Bon, ça va. Vous pouvez disposer, mais ne quittez pas la ville, nous pourrions avoir besoin de vous sous peu. Merci.

 

Robert Rickoff se leva et, d’un pas nonchalant, quitta le commissariat.  « Quelques minutes… » avait dit l’inspecteur. Minutes riches et surprenantes, oui. Il venait d’apprendre une nouvelle qui l’enchantait d’avance. En faisant les rapprochements nécessaires, il découvrait que son meilleur ami, Jean-François, était sans doute l’amant de sa femme et fort possiblement son assassin. Si tout se déroulait comme prévu, il pourrait retrouver sa maîtresse et entreprendre ce voyage dans les îles dont ils rêvaient. Le mari de celle-ci ne serait plus en mesure de les ennuyer.

 

Un large sourire se dessina alors sur les lèvres de Robert Rickoff.

 

Variation No. 3 : Libre, enfin!

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« Suivez-moi. Nous n’en avons que pour quelques minutes ». Le ton était sec, sans appel. Je suivis le comptable dans la voûte. À cette heure matinale, la banque était encore fermée et nos tâches consistaient à mettre de l’ordre en vue de l’arrivée massive des clients qui n’allaient pas tarder.

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Derrière la lourde porte du coffre-fort se trouvait une rangée de classeurs et de casiers ainsi qu’une longue table sur laquelle s’empilaient de billets de banque. « Répartissez ces billets et rangez les liasses dans le sac. Les gars du transport blindé doivent passer à 10h30 ». À l’époque, ces simples tâches n’étaient pas mécanisées et tout se faisait à la main.

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Sans même se retourner, le comptable me donna ses instructions avant de commencer lui-même à consulter des registres tirés d’un classeur. Nous travaillions en silence quand, de but en blanc, il me lance : « Je voulais justement vous parler. Un sujet un peu délicat et c’est bien que nous soyons seuls ». Je le sentais un peu gêné par le sujet qu’il voulait aborder. Cet homme qui aurait pu avoir l’âge de mon grand frère, au manières frustes et rigides typiques de ses origines germaniques, me parlait sans me regarder.

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Je demandai, intrigué : « De quoi s’agit-il? ». Nous étions dos-à-dos et poursuivions notre conversation tout en travaillant. « Voilà. Je voulais vous dire que vous ne serez pas le prochain président de la banque ».  Il m’annonça cela de sa voix gutturale et sur le ton le plus sérieux du monde. Au bout de quelques secondes, après avoir digéré cette nouvelle surprenante, je pris mon courage à deux mains et lui répondis : « Ça tombe bien. Je ne veux pas être le président de la banque ».

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Cela faisait deux ans que j’étais caissier dans cette succursale d’une des grandes banques. Un travail monotone et insignifiant, l’ère de la robotisation et des guichets automatiques ne devant débuter que quinze ans plus tard. J’aime penser que mes erreurs et mes bâillements ont peut-être contribué à leur essor. Pour le moment, l’ennui que j’éprouvais me faisait faire des erreurs journalières dans la gestion de ma caisse, pourtant d’une simplicité enfantine. Clairement, je n’étais pas fait pour le métier de banquier mais je n’avais aucune idée du chemin que je devais prendre pour gagner ma vie. Je végétais dans l’attente d’un événement providentiel qui tardait à venir. Et voilà que le comptable poursuivait la conversation.

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« Heureux d’apprendre que ce n’est pas votre objectif de demeurer à la banque. Nous sommes donc d’accord sur ce point. Je ne vous vois pas poursuivre votre carrière chez nous ». J’écoutais attentivement mais était-ce le manque de maturité ou l’étonnement devant la tournure de la discussion ? Le fait est que je lui demandai : « Mais qu’est-ce que vous voulez-dire? Je ne comprends pas très bien ».

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« Ce que je veux vous dire est bien simple. Nous, le directeur de la succursale et moi, sommes arrivés à la conclusion que vous n’êtes pas fait pour travailler à la banque. Nous allons donc vous demander de quitter ». Me voilà tout à coup sonné : je m’ennuyais certes dans ce poste stupide, à compter l’argent des autres et tenir un registre quotidien de transactions incompréhensibles, mais de là à changer d’emploi? Quitter ce cercle d’amis que je m’étais formé et cette routine somme toute confortable? Je n’y avais pas réellement songé.

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J’avais débuté ce travail faute de mieux, ayant achevé mon cours secondaire sans objectifs clairs quant à mon avenir. Entreprendre des études universitaires sans intérêt particulier ne semblait pas être une option à l’époque. J’hésitais entre le droit, la sociologie ou même le génie. Mais, dans l’immédiat, gagner de l’argent me semblait de loin plus attrayant. Je remettais sans cesse à plus tard une décision qui devait engager ma vie. Entretemps, je me contentais de cet emploi qui m’ennuyait à mourir.

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Le comptable, avec toute sa délicatesse germanique, me proposait une porte de sortie. « Vous prendrez le temps qu’il faudra, mais commencez à chercher un autre emploi. Il n’y a pas d’urgence ». Je trouvai cependant la force d’argumenter, bien que ma position fût intenable : « Pourtant, lors de mon évaluation, vous sembliez satisfait. Vous n’avez fait aucune allusion à votre insatisfaction. Je ne comprends pas très bien ce qui a pu changer en deux mois ». Le comptable répondit sur un ton cassant : « Rien n’a changé. Votre rendement est à la limite de la médiocrité. Vous n’êtes ni bon ni mauvais. C’est ça le problème avec vous. Vous ne mettez pas votre cœur à l’ouvrage. Si vous étiez carrément mauvais, je vous aurais mis à la porte il y a longtemps. Si vous étiez bon, je vous aurais promu. Dans votre situation, je ne peux plus vous garder mais je voudrais bien vous traiter. Est-ce assez clair? J’ai répondu à vos questions? » me demanda-t-il et sans attendre ma réponse, il sortit brusquement de la voûte. Notre conversation était terminée, ma carrière de banquier aussi.

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Ce jour-là, je quittai la banque le cœur léger. Quelqu’un avait pris la décision à ma place et m’avait donné le coup de pouce (ou le coup de pied, c’est selon!) dont j’avais besoin pour assumer ma vie de jeune adulte. Je devais réaliser plusieurs années plus tard, le bien que m’avait fait cette conversation de quelques minutes dans la voûte d’une banque. Ce n’est qu’alors que je remerciai le comptable de m’avoir libéré d’un carcan insupportable.

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Le savait-il qu’il me rendait ma liberté, enfin?

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