top of page
LE MOBILE

Résumé : La perte de son téléphone cellulaire jette Éric dans le désarroi. Accro des jeux et des réseaux sociaux, il réalise un peu tard la dimension néfaste de cette nouvelle technologie. Saura-t-il s’en détacher et reprendre le contrôle de sa vie ?

Ce n’est qu’une fois assis en terrasse qu’il constata avoir perdu son téléphone cellulaire. Il se leva précipitamment fouillant ses poches, refaisant les mêmes gestes comme un automate. Il se laissa enfin tomber sur sa chaise, le regard dans le vide. Où avait-il pu le mettre ? Il refit mentalement le chemin inverse de sa matinée, les sourcils froncés, examinant mentalement chaque détail depuis son trajet dans le métro, sa visite chez Pierre et son arrêt à la librairie. Il l’avait bien utilisé à plusieurs reprises pour téléphoner, consulter ses mails et même jouer quelques minutes sur Star Wars : Commander, en attendant la rame de métro.

​

Au garçon qui venait prendre sa commande, il demanda s’il pouvait lui emprunter son mobile, ayant tout juste perdu le sien. Avec réticence, le garçon le lui donna. D’une main nerveuse, il composa le numéro de Pierre.

​

- Salut Pierre. C’est Éric. Écoute, je viens de constater que j’ai perdu mon téléphone. Est-ce que je l’aurais oublié chez toi tout à l’heure ?

- Attends, je vérifie, donne-moi deux minutes.
 

Il l’entendit fermer une porte, brasser de la paperasse et revenir au bout du fil lui annoncer n’avoir rien trouvé.

​

- J’ai rien ici mais c’est sûr que tu l’avais en arrivant chez moi puisque tu as fait deux appels devant moi. Réfléchis un peu, où as-tu été après m’avoir quitté ?

- J’ai tout examiné mais je ne trouve rien…je ne vois pas où il a bien pu passer ! Je suis entré chez Calligraphe et maintenant je suis au café. Je suis presque sûr de ne pas l’avoir touché depuis que je t’ai laissé. Bon, salut ! Je vais retourner à la librairie. Peut-être que…
 

Là-dessus, il se leva, redonna le téléphone au garçon et se précipita sur le trottoir. C’est au pas de course qu’il refit le chemin inverse vers la librairie, située à deux rues du café. Il franchit la porte, à bout de souffle.

​

- Vous n’auriez pas trouvé un cellulaire, par hasard, Madame ? lança-t-il à la femme derrière le comptoir. J’étais ici il y a environ une heure et je l’aurais peut-être perdu chez vous.

- Ah non ! Nous n’avons rien trouvé…pas de téléphone. Êtes-vous sûr de l’avoir perdu chez nous ?

- Non…mais je ne le trouve plus et comme j’étais ici tout-à-l’heure…Merci quand même, lança-t-il en bredouillant. Il sortit, découragé.
 

Il resta planté devant le magasin, scrutant le trottoir comme s’il pouvait y déceler un indice quelconque. Puis, lentement, indifférent aux passants, il reprit le chemin du café. Du regard, il balayait le pavé, jetant un coup d’œil dans le caniveau, derrière les arbres, poussant du pied des papiers épars. Rien.

​

Où avait bien pu passer son téléphone mobile ?

​

L’esprit préoccupé par toutes sortes de questions et de scénarios, il arriva au café et s’affala sur une chaise. Il commanda une bière au garçon étonné de le revoir. Il se prit la tête à deux mains et tenta de réfléchir. Mais il se rendait compte qu’un sentiment de frustration mêlé d’une profonde déception freinait sa concentration. Il rejetait l’idée de l’avoir perdu. Il se répétait que sans doute l’avait-il simplement égaré, déposé sur une table, quelque part, et qu’il finirait bien par le retrouver. Tout à coup, son regard s’illumina. Il sauta sur ses pieds et couru vers le garçon.

​

- Excusez-moi de nouveau, mais pouvez-vous me redonner votre téléphone ? Je voudrais juste composer un numéro local, juste un petit instant.
 

Le garçon leva les yeux au ciel et sans un mot, lui donna son portable. Éric composa rapidement son propre numéro. Il entendit la sonnerie et au bout de trois bips, le répondeur s’enclencha : « Je ne suis pas…. ». Il raccrocha sans plus attendre. Son téléphone avait bel et bien disparu.

​

Il erra longtemps dans les rues sans trop savoir où ses pas le menaient. Au bout de deux heures, il se retrouva devant son immeuble, épuisé et l’air hagard. Durant cette longue randonnée, il avait tenté de revoir ce que contenait son mobile comme information vitale. Mais à chaque fois, il se refusait d’accepter la possibilité de cette perte et un frisson le parcourait devant la quantité de l’information potentiellement perdue. Il suffoquait rien qu’à l’idée de devoir reconstituer cette banque devenue vitale.

​

Tout cela perdu ? Non, ce ne pouvait pas être. Sans doute égaré et pas à tout jamais, espérait-il. Après tout, il y avait bien le fameux « nuage », ce mystérieux cumulus qui nous suit, au-dessus de nos têtes, comme un vaste entrepôt où s’archive automatiquement le bagage de notre vie !

​

Assis nonchalamment sur son divan, Éric mesurait la tête froide l’ampleur des dégâts. La possibilité de récupérer et télécharger à partir du « nuage » sa documentation perdue le tranquillisa. Il pourrait ainsi tout ravoir sur son ordi et éventuellement, sur son mobile. Dès qu’il le retrouverait. Ou sinon, sur un nouvel appareil. Encore fallait-il qu’il s’en achète un autre !

​

À l’idée de devoir se procurer un cellulaire, Éric bondit du sofa. Il venait de réaliser qu’il n’avait pas encore achevé de payer celui qu’il venait de perdre. 780$ disparus…Non ! Impossible ! Il sortit en claquant la porte et se retrouva sur le trottoir avec cet air décidé de ceux qui ne reculeront devant rien pour trouver ce qu’ils cherchent.

​

***
 

Vers quatre heure du matin, Éric se réveilla subitement, en sueur, le cœur battant. Il sortait d’un sommeil lourd et agité, marqué de sauts et de gestes brusques, les couvertures éparses, la tête enfouie dans les coussins. Il entendait nettement la sonnerie de son mobile et ce grésillement incessant l’avait brusquement arraché à son sommeil.

​

Il avait la gorge sèche et, tout à fait réveillé, alla se chercher un verre d’eau à la cuisine. Nerveusement, il se servit un grand verre, répandant l’eau sur le comptoir et parterre. Il l’avala d’un trait et d’un mouvement plein de rage, il lança le verre au mur, faisant vibrer le silence de la nuit. Il se laissa tomber sur une chaise et les coudes sur la table, il se prit la tête à deux mains. Son agressivité faisait place à une anxiété sourde qui le tenaillait et secouait ses épaules. La réalité de ne plus avoir son téléphone cellulaire l’avait rattrapé. Tout à coup, l’énormité de la perte lui tombait dessus comme une tonne de briques.

​

Il était revenu tard en soirée, après avoir erré de longues heures dans les rues les yeux rivés aux trottoirs, espérant un miracle. Il était passé chez Pierre prendre un verre et régurgiter à plusieurs reprises son malheur et son désespoir. Pierre tenta bien de le calmer un peu et lui répéter que ce n’était pas la fin du monde. Il n’avait qu’à s’acheter un autre téléphone et télécharger toutes les applications à nouveau. Peut-être qu’il y aurait des pertes d’information, mais bon sang, la technologie a réponse à tout. Éric n’écoutait pas, il était encore plus agité et finalement, il sortit de chez Pierre découragé et nerveux.

​

Éric ne pouvait pas s’acheter un nouvel appareil. Il n’en avait pas les moyens. Ce n’est pas avec son maigre revenu, qu’il qualifiait de pitance, comme agent de service à la clientèle payé au salaire minimum, qu’il pourrait s’acheter un autre iPhone de ce calibre ! Il ne pouvait sûrement pas compter sur Corine pour l’aider à ce chapitre, non plus. Elle n’aimait pas les gadgets électroniques et se contentait d’un vieux Samsung avec un rabat, sans bluetooth, musique ou applications quelconques. Elle tirait une certaine fierté de ce qu’elle qualifiait de simplicité volontaire : « Je ne voudrais pas d’un téléphone plus intelligent que moi ! »

​

Il consignait dans son appareil toutes les informations pertinentes de sa vie sociale et professionnelle. Probablement, l’élément le plus précieux était son carnet d’amis sur facebook qu’il s’était constitué au cours des dernières années et qui comprenait au-delà de huit cents noms. Il avait pris l’habitude de collectionner ces noms, par une sorte de réflexe d’accumulation. Il passait de longues heures à entretenir ce réseau en y affichant le moindre de ses déplacements et ses gestes les plus insignifiants, photos à l’appui.

​

De plus, son mobile contenait une foule incalculable d’applications allant de jeux vidéo à des sources d’information, style Huffington, NYTimes, Zinio, Google Earth ou Accuweather. Et toute sa discothèque de vingt-huit jours de musique ininterrompue ; une mine d’or qu’il s’était constituée au fil des années, une bonne partie chapardée ici et là. Bref, une pléthore de dossiers et de fichiers amassée minutieusement, parfois de façon aléatoire mais bien souvent avec méthode et rigueur et qui représentait son trésor intime.

​

Son mobile était devenu le moyen privilégié pour communiquer avec son vaste réseau. Il maitrisait parfaitement l’art du texto, ces messages de quelques lettres enlignées en codes chiffrés qui lui permettaient de prendre le pouls et la mouvance de ses relations. Il pouvait ainsi entretenir plusieurs conversations à la fois, courtes et rapides, jongler avec trois ou quatre filles, leur donner des rendez-vous et organiser ses soirées en l’espace de quelques clics. Souvent, il se réveillait la nuit pour consulter facebook et examiner le score des photos qu’il y avait affichées, l’origine de ceux qui avaient aimé et quels étaient leurs commentaires. Il sentait un petit pincement de déception quand ce nombre n’était pas élevé.

​

Sans compter tous les jeux qu’il avait collectionnés au fil des années et qu’il fréquentait assidument. C’est là qu’il avait perfectionné ses talents de tueur à gages et sa vitesse de réaction tactile. Chaque minute, chaque instant de libre dans sa journée, il les consacrait à jouer à des jeux vidéo où le sang coulait à flot. Il possédait au moins six avatars et il était fier de se compter parmi les cinquante meilleurs joueurs au monde d’Assassin Creed.

​

Les rares moments où il ne jouait pas, il pensait à la prochaine séance et aux stratégies qu’il allait mettre sur pied. Son esprit était constamment ailleurs, sollicité par le jeu. Souvent, au travail, alors qu’il entretenait une conversation avec un client concernant un banal problème technique, il lui venait une idée sur une prochaine attaque. Il en prenait rapidement note, sur son mobile, et le ton détaché, reprenait la conversation avec le client qui ne s’était douté de rien.

​

Ce mobile était devenu la bonbonne d’oxygène qui lui donnait l’énergie nécessaire pour aller de l’avant dans la vie. Pire : une drogue insidieuse qui avait pris possession de son esprit et de son corps.
 

***
 

Dix jours plus tard, maintenant convaincu que son mobile était perdu à tout jamais, Éric constatait que sa vie lui glissait entre les doigts. Ses nuits étaient agitées, il ne dormait que deux heures d’affilée et se réveillait sans cesse agité, en sueur, le cœur battant. Il avait perdu l’appétit et s’alimentait de croustilles et de Coke. Le regard terne, les joues blêmes et la main qui tremblait, il avait de la difficulté à se concentrer et s’épuisait rapidement. Il se trainait alors jusqu’à son lit, plongeait dans un sommeil noir et se réveillait souvent dans un sursaut de panique.

​

Au bout du douzième jour, Corine décida de le prendre de front et d’avoir une discussion franche et directe.

​

- Veux-tu bien me dire ce que tu comptes faire maintenant ? Tu ne vas pas continuer comme ça, c’est pas possible. Ce n’est plus vivable.

- Et qu’est-ce que tu veux bien que je fasse, hein ? Tu sais bien que j’ai perdu mon cellulaire. Mais toi, tu t’en fous…

- Non, je ne m’en fous pas. Mais ce n’est pas la fin du monde, la perte de ton cellulaire. Réveille-toi ! Fais quelque chose…Va t’acheter un autre ou si non, décide une fois pour toute de ne pas en avoir…Mais, bon Dieu, cesse de te laisser aller comme ça…Tu risques de perdre bien plus que ton cellulaire, je te le dis !

- Pardon ? Qu’est-ce que tu veux dire, perdre plus que mon cellulaire ? Pour moi, il n’y a rien de pire…

- Ah non ! Laisse-moi te dire que depuis deux semaines, la vie est un enfer, ici. Même Pierre trouve que tu exagères avec ton histoire de cellulaire perdu. Et si tu continues comme ça, j’ai bien peur que ton patron non plus ne la trouvera pas très drôle, ton histoire…

- Je ne vois pas de quoi tu parles.

- Eh bien, j’ai rencontré ton patron il y a deux jours dans le métro, par hasard, et il m’a posé des questions bizarres. Il voulait savoir si tout allait bien. Il m’a même demandé si nous étions toujours ensemble ! Imagine-toi ! Et quand je lui ai demandé pourquoi cette question, il m’a regardé avec un drôle d’air et m’a dit : ben, j’sais pas ! Éric ne m’a pas l’air dans son assiette depuis quelques jours. Il est dans la lune. Les clients se plaignent, ses collègues aussi. Enfin ! Éric ! Réveille-toi ! Tout ça pour un maudit cellulaire !
 

Le ton baissa d’un cran quand Éric sembla sortir tout à coup de sa torpeur. Il regarda longuement Corine avec l’air de se demander qui elle était et ce qu’elle faisait là. Il avait l’allure du boxeur sonné par un uppercut et qui cherche son souffle avant de s’écraser sur son tabouret dans le coin du ring. Plutôt que de tenter d’éclaircir sa situation, Éric préféra se réfugier dans son lit. Il s’endormit profondément et ne se réveilla que tard le lendemain, tout aussi perdu.

​

À son réveil, il trouva sur la table de la cuisine une note avec l’écriture droite et nette de Corine l’informant qu’elle quittait quelques jours pour aller visiter sa mère en Gaspésie. Éric sentit que la terre tremblait sous ses pieds.
 

***

​

Une quinzaine de jours plus tard, Pierre avait organisé une sortie avec leur groupe d’amis et c’est presque de force qu’il l’avait trainé dans un café du Plateau. « Allez, une bonne bière te changera les idées ! François et les autres vont arriver tout à l’heure » » Effectivement, au bout d’une trentaine de minutes, les copains arrivèrent, riant et parlant tous en même temps. Graduellement, après quelques minutes de plaisanteries et de conversations à bâtons rompus, ils sortirent leur cellulaire. La conversation générale cessa et chacun consulta soit des courriels, soit des messages sur WhatsApp ou encore des réseaux sociaux. Plusieurs minutes se passèrent ainsi, tous les regards rivés sur les petits écrans. Pierre fit un clin d’œil à Éric l’invitant à se lever. Ils saluèrent à la ronde et sortirent du café, empruntant le boulevard du Mont-Royal.

​

- Tu as remarqué comment finissent nos rencontres depuis quelques temps ? fit Pierre en se tournant vers Éric.
 

Celui-ci ne répondit pas, il suivait son ami comme un automate, sans trop réfléchir. Il avait grande confiance en son ami et appréciait la justesse de ses remarques et de ses commentaires. Pierre possédait une sollicitude et une simplicité naturelle qui faisait son charme. Mais plus que tout, Éric admirait chez son ami sa capacité d’autonomie et son assurance. Pierre ne se laissait pas facilement influencer par les autres et portait sur la vie un regard original et lucide. Pierre poursuivit :

​

- Depuis quelques temps déjà, j’ai remarqué que nos copains vivent accrochés à leur cellulaire et qu’ils ne peuvent pas s’en détacher plus de cinq minutes. Dès que nous sommes ensemble, et une fois passé le premier quart d’heure, hop ! Voilà qu’ils sortent leur maudit appareil et le consultent sans même s’en excuser. Nous pouvons être au milieu d’une conversation intéressante et puis là, tout à coup, rien ne compte plus que de répondre à un texto insignifiant expédié par un absent. Ils ne réalisent même plus que ces étrangers sont des intrus, qu’ils viennent interrompre notre conversation, qu’ils nous dérangent. Mais ils leur donnent néanmoins la priorité. Et moi, ça m’agace au plus haut point. Cela dépasse les limites de la simple politesse, même entre nous…

- Je suis d’accord avec toi, lui répondit Éric. À les voir tout à l’heure avec leur bidule, séparés de nous bien que toujours assis à notre table, m’a fait réaliser que moi aussi je fais…euh, je faisais la même chose. Et je dois reconnaître qu’il me manque, mon cellulaire. Je me sens isolé et je n’ai plus de nouvelles de personne. Parfois, je me demande s’il n’y a pas une main invisible qui me l’aurai ôté et avec qui je pourrai négocier pour le ravoir, même pour quelques instants, le temps de rétablir l’équilibre de ma vie. Négocier le retour à la normalité…

- Je comprends bien ce manque que tu éprouves et tous les problèmes causés par la perte de ton cellulaire. Mais il y a sûrement un bon côté à ça…

- Ah oui ? demanda Éric étonné. Dis-moi, parce que moi, je ne vois pas cet avantage. Je ne vois que les inconvénients et les conséquences de vivre sans mobile.

- Tout d’abord, tu as sûrement plus de temps libre, non ? lui lança Pierre pour toute réponse.

- Mmm…oui, j’ai peut-être plus de temps. Avant, avec mon cellulaire je pouvais passer deux ou trois heures par jour à jouer à des jeux vidéo, comme tous les copains. En plus des textos, courriels, de facebook et des messages téléphoniques. Au total, je devais sûrement passer aux alentours de quatre heures…

- Quatre heures, répéta Pierre. Quatre heures…quatre heures que tu ne pouvais pas consacrer à autre chose, forcément. Si tu ajoutes à cela le temps de travail, il ne te restait pas grand temps pour le reste.

- Et de quel reste veux-tu parler ? D’ailleurs, ces quatre heures sont en majorité des heures creuses prises sur des moments de pauses, de transports, en attendant un repas, du temps où je ne fais rien généralement.
 

Pierre ne répondit pas immédiatement. Ils continuèrent leur marche et se trouvaient maintenant au pied du Mont-Royal. Il faisait un temps splendide et lumineux en ce samedi de juillet, idéal pour une promenade dans le bois. Ils bifurquèrent par un sentier menant au sommet du parc.

​

- Tu crois vraiment que le temps passé sur ton cellulaire à texter des messages ou à jouer est vraiment du temps libre, des moments creux de ta journée dont tu peux disposer pour te divertir comme tu le fais ?

- Bien sûr. Ce n’est pas du temps pris sur des activités essentielles. Par exemple, je suis dans l’autobus pour aller au travail, je n’ai rien à faire et plutôt que d’observer le même paysage jour après jour, je consulte mon courrier ou je joue à Assassins Creed.

- Je ne suis pas d’accord avec toi. Chaque instant consacré à une quelconque activité est un instant que nous ne pouvons pas consacrer ailleurs. Mais ce qui est encore plus grave, c’est que nous sommes de plus en plus conditionnés à consulter ce maudit appareil.

- Sans doute, mais sans lui, nous serions isolés, perdus.

- Perdus, tu crois vraiment? Je pense qu’au contraire, à force d’usage, nous en sommes devenus accros. Comme à une drogue. On commence toujours avec un joint ou une shot et avant d’en être vraiment conscient, on devient un junkie. On tombe dans le gouffre et on ne peut plus en sortir. À chaque fois, notre cerveau reçoit en prime une petite dose de dopamine, un neurotransmetteur essentiel qui donne du plaisir à reproduire un type de comportement. Sans le savoir, ces petits gadgets technologiques nous conditionnent à les utiliser encore et davantage. Ce n’est pas moi qui le dit mais un groupe de chercheurs de Harvard.

- Oh! Je pense que tu exagères ! Après tout, ce n’est qu’un divertissement dont je pourrais bien me passer.

- En es-tu si sûr ? Observe bien comment tu as passé ces derniers jours. Laisse-moi te poser une question, lui lança Pierre en le regardant dans les yeux. Quand est-ce que tu as lu un article complet d’une source d’information fiable sur un sujet, mettons, de politique ou de culture ?
 

Éric ne répondit pas sachant bien ce à quoi Pierre voulait en venir. Ils avaient eu dans le passé des conversations fréquentes autour du thème de l’information, de sa source et de sa pertinence. Ils avaient à quelques reprises échangé sur l’importance d’exercer un jugement critique face au bombardement constant des médias d’information. Pierre les considérait toutes depuis longtemps avec une certaine méfiance.

​

Ils marchaient maintenant dans un sentier ombragé, loin des bruits de la ville que l’on distinguait à travers les branches. Ils se suivaient, la tête basse, évitant les ronces et les crevasses. Éric semblait avoir laissé derrière lui ses soucis et de toute évidence prenait plaisir à cette conversation. Mais tout à coup, comme tiré d’un rêve, il se retourna vers Pierre et lança:

​

- Mais qu’est-ce que tout ça a à voir avec mon mobile ? Je l’ai perdu et depuis, je me sens perdu !

- Justement, Éric, presque à ton insu, cet appareil était devenu ta drogue. Sans lui, tu étais en manque. Corine s’en est plainte à moi dernièrement. Ces derniers jours ont été terribles pour toi et pour ton entourage.
 

Pierre avait lancé cette remarque avec force, comme une évidence, sans égard à l’effet qu’elle pouvait produire. Éric la digéra lentement, examinant et soupesant toute sa portée. Plusieurs minutes de silence suivirent que Pierre n’essaya pas de briser.

​

- Je réalise maintenant toute la place qu’occupait ce maudit appareil ! lança tout à coup Éric, avec cette urgence et cette excitation de celui qui a découvert une vérité cachée. Ce mobile était effectivement une béquille, une couverture douillette et confortable dans laquelle je pouvais m’enrouler et me cacher du monde. Il était toujours là, disponible et accessible pour me faire voyager, pour aller ailleurs, ne pas être ici, sur place et maintenant.

- Et c’est l’un des dangers les plus flagrants de cette technologie. Elle nous envahit et nous rend dépendant d’elle. Alors qu’elle devait nous libérer, nous rendre la vie plus facile, accroître notre sécurité et améliorer nos communications et nos relations, elle est devenue plutôt un instrument d’esclavage et de contrôle. Plutôt que de nous rapprocher, elle nous isole. Comme une drogue, elle nous donne des plaisirs éphémères qui renforcent des comportements nuisibles.
 

Ils étaient enfin arrivés au Belvédère et Montréal s’étendait à leurs pieds, resplendissante sous le soleil, hérissée de gratte-ciels et cernée par le fleuve. Perdus dans leur conversation, ils déambulaient sur la vaste esplanade admirant ce paysage urbain dans son écrin de verdure. Quand, sur le chemin du retour, ils poursuivirent leur discussion, Éric se pencha vers Pierre et lui demanda :

​

- Tu ne t’ennuies pas sans jeux, sans réseaux sociaux, sans contacts avec les copains et tes amis sur Facebook…

- Non seulement je ne m’ennuie pas, mais j’ai du temps pour réfléchir, rêver, vivre à mon rythme sans me laisser bousculer par des appels inopportuns. C’est moi qui gère mon agenda et non les autres autour de moi. Si tu savais comme la vie peut être différente sans ce stress. Et puis, tu sais, les amis sur Facebook, est-ce vraiment des amis ?
 

Éric nota cette remarque et ne dit rien. Il avait la nette impression que cette promenade dans le parc du Mont-Royal lui apportait réconfort et calme.

​

- Tu prêches pour une vie sans téléphone cellulaire. N’as-tu pas l’impression de mener une bataille rétrograde ? Après tout, rien n’arrête le progrès…

- Je ne veux pas résister au progrès mais plutôt l’utiliser pour qu’il nous donne à tous plus de liberté et une meilleure qualité de vie.

- Et comment comptes-tu atteindre cet objectif ? demanda Éric.

- Je ne vais sûrement pas révolutionner le monde et entreprendre de grandes batailles politiques. Je crois plutôt dans l’accomplissement de petits gestes qui, s’ils sont faits suffisamment à grande échelle, peuvent donner des résultats surprenants.

- Concrètement, qu’est-ce que tu fais ?
- Je me suis engagé dans des groupes de pressions, je m’implique dans des organismes locaux, des comités municipaux, je fais circuler des pétitions, je surveille les organismes de surveillance qui sont censés protéger nos droits et libertés…rien de grandiose ou de méchant. Mais si chacun de nous pose un petit geste, nous serons peut-être tous un peu mieux servis.

- Est-ce que je pourrais t’aider dans cette démarche ? lui demanda Éric.
 

Ils se quittèrent non loin de l’université avec l’intention de se revoir sous peu.

​

Éric réalisait confusément que la perte de son cellulaire lui ouvrait la porte d’un univers vaste et libre où il pourrait enfin s’épanouir. C’était sans doute l’amorce d’un tournant qu’il pressentait bénéfique ; le moment de reprendre le contrôle de sa destinée et peut-être d’influencer celle des autres autour de lui. Il avait du pain sur la planche.

​

C’est d’un pas léger et déterminé qu’Éric rentra chez lui.

​

Il avait hâte de parler à Corine, sa présence lui manquait terriblement.

Visites

bottom of page