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UN CONTE DE NOËL : LES GODASSES ET LE PAPILLON

Denis Dufresne marche d’un pas lent le dos courbé, tenant les revers de son paletot d’une main, l’autre enfoncée dans sa poche, affrontant le vent glacial qui dévale du Mont-Royal en cette fin décembre. Une neige poudreuse noie la ville dans une brume diaphane, les passants se hâtent pour achever leurs emplettes à temps pour Noël et, malgré le froid intense, une atmosphère joyeuse règne dans les rues. Pourtant, la démarche de Denis Dufresne souligne une grande préoccupation intérieure, il a l’air
hagard et perdu dans cette poudre blanche qui tourbillonne autour de lui.

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Alors que Denis s’apprête à entrer dans une des tours qui se dressent le long de l’avenue, une Mercedes blanche s’arrête le long du trottoir, un homme en descend et se précipite vers lui, le prend par les épaules et lui lance : « Vous ici? Mais ça fait quinze ans que je vous cherche! C’est un véritable miracle, c’est mon cadeau de Noël! Venez, ne perdons pas une minute! Je veux vous parler ». Denis, surpris, bredouille : « Moi? Vous me cherchez? Mais qui êtes-vous donc? ». Son regard inquiet révèle la surprise mais aussi la crainte. Il résiste mollement mais l’autre l’entraîne de force vers un café.

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Les voici attablés dans un établissement bruyant, inconscients du va-et-vient de la foule. Denis a repris ses esprits et demande des explications. L’homme qui lui fait face est souriant; il se dégage de lui une assurance entraînante et chaleureuse. Il est vêtu d’un manteau en cachemire et une écharpe signée est jetée négligemment autour du cou. Il prend une gorgée de son capuccino et se lance dans son récit.

 

« Vous ne vous souvenez plus et c’est tout à fait compréhensible, mais voilà quinze ans vous m’avez sauvé la vie ». Devant l’air incrédule de Denis Dufresne, il s’explique : « Avant de poursuivre, je me présente : Michel Renaud. Et pour vous tranquilliser, je vous dirai que je ne suis pas fou…Mais que je suis heureux de vous avoir enfin trouvé! Je vous cherche depuis si longtemps! Voici les faits : ici, dans cette même tour, vous m’avez offert une paire de chaussures. Vous ne vous souvenez toujours pas? Je vais vous rafraîchir la mémoire. Vous étiez dans ce coin, là-bas, dans cette allée où vous voyez ces téléphones publics… »

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Tout à coup, Denis revoit la scène qui s’était effacée de sa mémoire, mais qui lui revient par bribes décousues. C’était fin décembre durant la période des Fêtes. Il neigeait et il faisait glacial.  Il était à l’un des téléphones, car à l’époque les cellulaires étaient moins répandus. Alors qu’il parlait, il s’était retourné et avait constaté que son voisin était chaussé de godasses humides aux semelles défoncées, le cuir recouvert de neige. À travers les déchirures du cuir, il pouvait voir des orteils sales et gelés aux ongles noirs. Instinctivement, il avait levé les yeux pour examiner la personne qui lui donnait le dos, debout à côté de lui. Il avait constaté que le manteau était de bonne coupe mais défraîchi et taché. Ce coup d’œil sommaire lui avait fait penser que cet inconnu avait dû connaitre des jours meilleurs mais qu’il devait sans doute errer dans la ville quasi-pieds nus. Il avait aussi remarqué que l’homme ne parlait pas au téléphone mais tenait l’écouteur d’une main alors que de l’autre il fouillait l’appareil pour voir s’il ne contenait pas quelques sous.

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Il se souvient bien maintenant de la suite des événements. Après avoir raccroché, il avait invité l’inconnu à le suivre dans un magasin d’équipements de sports. Malgré les protestations de ce dernier, il lui avait acheté une paire de baskets noirs aux grosses semelles imperméables. Il lui avait aussi glissé un billet de cinquante dollars dans la poche et lui avait dit : « Considérez ceci comme le cadeau d’un Père Noël inconnu. Joyeuses fêtes! ». Et ils s’étaient quittés sans jamais plus se revoir. Jusqu’à aujourd’hui.

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Michel Renaud poursuit : « Avec ces cinquante dollars, je suis allé directement à l’Hôtel Reine-Élizabeth et je me suis installé au bar. Les serveurs me connaissaient bien. Avant de perdre tout, mon argent et ma femme, j’étais un des cadres supérieurs d’une banque dont le siège se trouve non loin d’ici. J’en menais large à l’époque, avant que l’alcool ne me détruise, mais ça c’est une autre histoire. J’étais donc au bar et je comptais me payer enfin un bon repas. Juste à côté de moi, deux hommes échangeaient sur leur travail, deux hommes d’affaires dont je reconnaissais vaguement le visage. À la fin du repas, l’un dit à l’autre qu’il avait perdu son chauffeur et qu’il se sentait désemparé ainsi, juste avant les Fêtes. Prenant mon courage à deux mains, je me suis retourné vers eux et j’ai proposé mes services. Est-ce le regain de confiance en moi grâce à mes nouvelles chaussures? Je ne le sais pas exactement. Mais j’insiste, je fais valoir mes talents, je soigne ma présentation et j’indique aussi que je vis un revers de fortune mais que je suis déterminé à me relever. L’autre, d’abord surpris, me toise, me pose quelques questions bien pointues et finalement m’engage et me demande de me présenter le lendemain à son bureau. Pour faire une histoire courte, j’ai travaillé chez Monsieur Perreaud dix ans comme chauffeur d’abord et ensuite comme homme de confiance. Ma rencontre avec cet homme a été déterminante; il m’a aidé à me refaire et à rebâtir ma vie. Sans lui, je serais encore dans la rue. Mais c’est grâce à vous que j’ai pu l’aborder, grâce à cette paire de chaussures et ces cinquante dollars. Car avec ça, je me sentais prêt à reconquérir le monde, à retrouver ma place dans la société. Vous m’avez aidé à reprendre confiance en moi. Vous avez été mon Père Noël. Et cela fait quinze ans que je vous cherche pour vous remercier… »  

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Denis Dufresne écoute sans broncher. Il est subjugué par le récit de cet inconnu. Il revoit bien maintenant la scène où il force Michel Renaud à accepter la paire de chaussures et comment celui-ci proteste quand il lui glisse de force le billet de cinquante dollars. Mais tout cela avait été effacé de sa mémoire. Comment peut-on se souvenir quinze ans plus tard d’un geste posé spontanément et que l’on croit sans conséquence?

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Mais Renaud poursuit : « Durant toutes ces années avec M. Perreaud, j’ai bénéficié de sa confiance et je le lui rendais au centuple. C’était un homme d’une grande générosité. Il avait, à partir de rien, bâti un empire et possédait l’une des grandes fortunes du pays. Je parle au passé car il décédé il y a cinq ans, si vous vous souvenez. Obsèques nationales et tout le reste. Mais cet homme si riche avait un cœur d’une grande compassion et était considéré comme un des grands philanthropes de la ville. Il m’a aidé à bâtir une petite fortune et me conseillait dans mes placements. Mes antécédents de cadre supérieur lui furent aussi utiles et nous avions des échanges très intéressants sur les stratégies et les moyens de gérer ses entreprises. Quand il est mort j’ai été surpris d’apprendre qu’il m’avait laissé un montant d’argent très important. Je me retrouvai à une croisée de chemin : que faire? C’est là que j’ai décidé que c’était mon tour de donner aux autres et de rendre ce que j’avais moi-même reçu. J’ai créé la Fondation Le premier pas ».

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Denis Dufresne avait entendu parler de cette fondation qui avait pour but d’accompagner des personnes qui vivaient des échecs à se relever et rebâtir leur vie. Inspirée par la phrase de Confucius qu’ « un voyage de mille lieues commence toujours par un premier pas », cette fondation mettait à la disposition de ces perdants les ressources nécessaires pour sortir de la rue, regagner leur estime de soi et contribuer à la société.

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« Un inconnu, un jour, m’a aidé et m’a fait confiance. Il ne m’a rien demandé en retour. En créant Le premier pas, j’ai voulu faire comme lui mais avec une différence. Moi, je demande quelque chose en retour aux personnes que nous aidons. Je leur demande qu’à leur tour, quand ils sentiront le moment venu d’aider une autre personne, de donner au suivant. Nous créons ainsi une chaîne qui se perpétue et qui se perpétuera, je l’espère, à l’infini. Maintenant, parlez-moi de vous ».

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Denis Dufresne est fasciné par le récit de son interlocuteur et du chemin que celui-ci avait parcouru au cours des dernières années. Il ne se sent pas la force de raconter ses déboires. Mais l’autre insiste et à force de questions et de sourires, l’amène à se confier.

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« Contrairement à vous, moi, mes quinze dernières années ont été une répétition uniforme d’une vie où, j’ai honte de le dire, j’ai fait du sur-place, j’ai végété sans jamais me remettre en question. J’ai quitté ma femme après plusieurs années d’un mariage monotone quand je l’ai surprise avec son amant un jour où je suis rentré plus tôt que prévu d’un voyage d’affaires. Ma carrière évoluait bien, lentement mais sûrement, comme responsable des finances d’une multinationale. De ce côté, au moins, je pensais avoir réussi. Mais voilà : la semaine dernière la décision a été prise à New-York de fermer les bureaux et de les transférer à Chicago. Allez comprendre la raison de cette décision! Je me retrouve donc sans emploi pour la première fois de ma vie. Qui voudra bien embaucher un vieux de cinquante-huit ans, hein? Je vous le demande. Et ce n’est pas une question d’argent, car j’ai été économe et je pourrais bien prendre une retraite confortable. Mais j’ai besoin de travailler, de me sentir utile, de faire quelque chose. Je me vois mal arrêter de travailler ».  Sa voix s’était perdue dans un murmure à peine audible.

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Michel Renaud s’est redressé sur sa chaise et le regarde les yeux mi-clos, un vague sourire aux lèvres. « Voilà, enfin, le moment venu de rembourser cet inconnu qui m’a fait confiance un jour! Écoutez-moi Denis, je suis bien placé pour comprendre votre situation. Mais le hasard fait bien les choses parfois! Nous avons besoin justement d’une personne pour s’occuper de notre organisation, d’animer le réseau d’une centaine de bénévoles et de coordonner les campagnes de levées de fonds. Si cela vous intéresse… »

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Lorsqu’ils se quittent, une poignée de mains confirme leur entente et Denis Dufresne est embauché à la Fondation Le Premier pas. Durant les jours qui viennent il pourra célébrer Noël et participer aux festivités de fin d’année la tête haute, réconcilié avec le monde.

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La neige étend sur la ville son voile blanc et la recouvre de calme et de pureté. Le cycle des saisons se poursuit, inexorable, et parfois le battement d’ailes d’un papillon peut avoir des effets inattendus et étonnants.

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