top of page
UNE PLUIE D'ÉTOILES

Résumé : À l’approche de la mort, un vieil homme se souvient de son amour pour la femme de sa vie, avant de s’éteindre… heureux.

 

 

Comme tous les matins, il avait terminé la lecture du journal en parcourant les pages nécrologiques. Comme tous les matins, il s’était surtout attardé à repérer l’âge des défunts. La majorité avait plus de soixante-cinq ans et plusieurs avaient soixante-dix et quatre-vingts ans. Il avait refermé le quotidien en se disant à voix basse : « On n’en sort pas vivant de cette chienne de vie ! ».

 

À soixante-treize ans, il se sentait au seuil du départ, prêt pour la grande traversée. Sans être croyant, il était cependant convaincu de l’existence d’une vie après la vie. Confusément, sans savoir pourquoi ni comment, il croyait qu’après le naufrage de son corps, il se réveillerait dans un autre état qu’il avait de la difficulté à décrire, mais dont il était persuadé de la possibilité. Ces dernières années, au fil des gestes quotidiens, il avait acquis l’intuition intime qu’il avait passé sa vie à construire une prison autour de lui, dans laquelle il s’enfermait inexorablement jusqu’à la mort. Comme un ver à soie qui tisse son cocon, qui se métamorphose et qui en sort en papillon prêt à s’envoler. C’est d’ailleurs cette image du papillon qui s’envole, transfiguré, qui le confortait et atténuait l’angoisse qu’il pouvait ressentir à l’occasion. Quand cette anxiété sourde et profonde le prenait à la gorge, il s’imaginait vulgaire ver à soie tissant sa prison, aveuglément confiant en sa transformation prochaine.

 

Ce matin, en fermant le journal, un papillon s’est envolé de la dernière page.

 

C’est une de ces journées comme de nombreuses autres, qui se succèdent sans fin, mornes et monotones. Il fait sa toilette lentement, prenant son pouls à l’image que lui renvoie le miroir. Il étend du savon sur sa barbe et passe le rasoir avec soin et précaution. Avec son index, il ouvre délicatement chaque ride et y glisse la lame dans un geste précis, calculé. Il examine attentivement chacune des crevasses de son visage, chaque sillon renfermant un souvenir de sa longue vie. Jadis, ce visage au nez droit et aux yeux pers avait conquis le cœur de bien des femmes. Parmi celles-ci, une seule avait gagné son cœur. Il sourit tristement.

 

Il se dirige vers la cuisine. Il prépare son café matinal avec dans chaque geste le calcul d’un alchimiste prudent. Installé confortablement dans un fauteuil du salon, il le sirote durant près d’une heure, à petites gorgées sonores. Il lève le regard au loin, au-delà des arbres qui atteignent le balcon. La pièce vibre d’un ronronnement continu. Si on prête l’oreille, on peut distinguer une sorte de litanie monocorde semblable au chant grégorien. Parfois, on perçoit certains mots, aussitôt dissouts dans une sonorité rauque à peine audible. Il chuchote des phrases décousues sans début ni fin, une succession de sons qu’il est seul à comprendre. Ce murmure l’accompagne tout au long de la journée, alors que les ombres s’étirent et se déplacent sur le parquet au fil des heures. Ce chant sourd et monotone est le seul signe que cet homme vit encore. Immobile dans son fauteuil des heures entières, un observateur pourrait penser qu’il est peut-être dans le coma ou en train de dormir profondément. En fait, il tisse lentement, par ce son monocorde, une présence proche qui lui tient compagnie.

 

Les yeux perdus au loin, il s’adresse à sa femme, morte il y a plus de douze ans d’un cancer du pancréas, celui qui ne laisse à sa victime aucun espoir. Il lui parle comme si elle était encore présente, là, assise à ses côtés. Il lui dit sa tristesse, son profond ennui devant le passage des heures, et lui raconte par le menu détail cette répétition sans merci des gestes quotidiens. Il ne se plaint pas et son ton n’est pas geignard, mais il manque de souffle, il trébuche sur les mots. Il est fatigué de tous ces instants qui s’écoulent si lentement. Il lui raconte les mêmes histoires, les mêmes gestes, les mêmes heures et les mêmes habitudes. Il lui décrit les minutes qui passent, il souligne les moindres plis de cette toile tirée sur le cadre de sa vie. Il s’ennuie et il lui parle de son ennui, de sa solitude, de son désespoir muet.

 

Parfois, un geste de l’épaule, comme un tic imperceptible, vient secouer son corps squelettique. Dans son regard, tout à coup, une ombre humide, parfois même une larme. Son corps est alors saisi d’un bref tremblement, comme s’il frissonnait sous un vent mauvais. Pourtant, les portes du balcon sont fermées et le soleil d’août baigne le salon. C’est qu’il vient d’évoquer ses quatre enfants, aujourd’hui adultes et dispersés aux quatre coins de la planète avec leurs familles. Leurs carrières respectives, leur goût du voyage et de l’exotisme, leurs choix de vie ont fait que, l’un après l’autre, ils se sont exilés vers des horizons inconnus.

 

Les quatre enfants avaient tous été une source de joies et de bonheur sans cesse renouvelée. Il avait toujours été présent et il les avait pris par la main lors de ces moments de la vie où il faut les guider avec amour et fermeté. Plus tard, leurs départs successifs avaient été comme autant de coups de fouet. Il ressentait encore leur désertion.

 

À l’époque, quand il s’était retrouvé seul avec sa femme, leur ville leur était apparue étrangère, anonyme et vide. Il se souvient qu’elle lui avait dit un jour, alors qu’ils marchaient se tenant par la main comme des amoureux des premiers jours : « Au fond, il n’y a que toi et moi. Le reste ne nous appartient pas. Même l’oiseau dont tu aimes tellement le chant, tu dois lui ouvrir la cage pour qu’il s’envole. Heureusement que tu es là, toi. Et je ne t’ouvrirai pas la cage, je peux te l’assurer ! Sinon, qu’est-ce que je deviendrais sans toi ? » Mais la vie lui a joué un sale tour et c’est elle qui s’est envolée la première.

 

L’ombre des arbres glisse lentement le long du tapis du salon, au rythme des heures. Les souvenirs affluent à travers les vapeurs du temps immobile, toujours aussi vifs. Il est submergé par le coup de foudre qu’il avait eu à dix-sept ans pour celle qui allait devenir l’objet de toutes ses attentions. Car cet amour de jeunesse demeure encore, toujours aussi réel et tangible. Il lui avait dit : « Je veux vieillir à tes côtés ». Quand elle lui a rappelé cette phrase à ses soixante-cinq ans, il s’était exclamé : « Mais attends ! Nous sommes encore jeunes, tu n’as rien vu… » Elle l’avait serré dans ses bras avec ce regard qui reflétait la même charge d’amour qu’au premier jour.

 

Il poursuit son chuchotement et ce doux bruissement, comme une soie tendrement froissée, accompagne les rayons obliques du soleil couchant. Les ombres s’étirent sur la pointe des pieds et effleurent la bibliothèque. Bientôt, une vapeur mauve remplira la pièce. Sa tête est appuyée au dossier du fauteuil ; il s’est assoupi. Un silence incongru se répand dans les coins maintenant sombres du salon. La journée, une autre journée, s’achève, gagnée sur la monotonie de la solitude et de l’abandon. Il somnole.

 

Il se réveille en sursaut dans l’obscurité. La pâle lueur du réverbère, plus bas dans la rue, fait danser des ramages fantomatiques au plafond. Il se redresse péniblement, émergeant des eaux troubles du sommeil comme un plongeur d’éponge, essayant de départager les souvenirs irisés des rêves chatoyants. Il ressent ses articulations douloureuses et le poids du silence écrase ses maigres épaules. Pour conjurer la noirceur, il reprend son murmure qui bientôt emplit la pièce comme un chant funèbre.

 

Il se rend à la cuisine se préparer à manger. Presque vingt-quatre heures qu’il n’a rien mis en bouche, si ce n’est le café matinal. Il n’a pas faim, il ne se nourrit presque plus, il grignote, il picore du bout des lèvres, sans envie, comme une habitude à laquelle il n’échappe pas. Il est las, sa main tremble un peu, son geste est moins sûr. Il observe longuement le dessin de fleurs sur son assiette, comme pour la première fois. Il suit du doigt les contours des feuilles et des tiges. Il semble étonné des spirales et des formes. Il prend une bouchée de son sandwich et la mâche longtemps. Il l’avale avec difficulté et la cale avec un peu d’eau. Son repas s’éternise.

 

Enfin, il se lève et va vers la salle de bain en traînant ses pantoufles. Le rituel de sa toilette nocturne va durer une éternité. Encore une fois, il scrute son visage dans le miroir, s’étonne devant une nouvelle ride qui creuse son front d’une diagonale et qui donne à son regard un air sévère. L’éclat de ses yeux, encore vif ce matin, s’estompe. Une ombre le voile. Son dos est un peu plus voûté et son épaule gauche semble s’être affaissée sous le poids de la solitude de la journée. Il achève à grand-peine de laver son visage et sort enfin de la salle de bain. Si on s’approchait de lui, on entendrait distinctement sa voix monocorde récitant une sorte de prière lugubre, sans début ni fin. Il recommence son murmure qui, maintenant, emplit toute la maison et l’accompagne jusqu’à sa chambre à coucher, comme un cortège solennel. Une oreille attentive détecterait sans doute des mots… « reviens »… « il est temps »… « je n’oublie pas »… « ne m’oublie pas »… « viens me chercher »…

 

Péniblement, il s’étend sur son lit, défait depuis ce matin, depuis des lustres. Il se met sur son côté gauche, celui qui lui permet de sombrer rapidement dans le sommeil. Avant de perdre connaissance, il aime cet espace dans lequel il pénètre sur la pointe des pieds et qui est l’antichambre du sommeil. C’est un moment propice au bonheur. Il glisse lentement dans cette torpeur tiède, bercé par le souvenir de ses amours, de ses succès et de ses bienfaits. Il est reconnaissant de pouvoir encore rêver, de voler sur cette aile de papillon, de s’accrocher à cette réalité nocturne, là où les heures n’ont pas de griffes et la solitude est inconnue.

 

Parfois, sous le coup d’un afflux d’images qui remontent en lui, il doit se forcer à ouvrir les yeux pour les chasser et ne pas être emporté dans le tourbillon échevelé des souvenirs. L’enchaînement des événements est flou, tout semble confus. Il suffoque, son front est moite et son cœur bat la chamade. Il est entre deux eaux, mais il sait qu’il rêve. Alors, les yeux ouverts dans le noir, il respire un peu mieux. Puis, il s’endort d’un coup, assommé par la fatigue d’un si long voyage.

 

Mais ce soir, les images arrivent lentement, en vagues successives, accompagnées d’un bruissement comme une brise dans les branches d’un tremble. Le paysage possède la luminosité miroitante d’un ciel d’été. Le soleil se couche derrière la montagne et jette des éclats de rose et d’orange, recouvrant la forêt environnante d’un manteau royal. Il nage dans l’eau limpide à grandes brassées silencieuses. Elle est là qui l’attend au ponton, toute souriante. Ses cheveux ruissellent dans son cou, elle est radieuse. Il s’approche et l’enlace avec ses jambes. Ils s’embrassent et l’eau du lac donne à leurs baisers un goût suave. Ils s’agrippent au ponton d’une main et de l’autre, ils explorent leurs corps. Ils n’ont pas vingt ans.

 

Leurs étreintes sont de plus en plus longues et décidées, déterminées. Leurs doigts tâtent furtivement des lieux inexplorés. Il a défait son maillot et ses seins flottent dans l’eau sombre comme deux oiseaux laiteux. Elle lui a ôté son maillot et a saisi son sexe déjà rigide et l’effleure avec douceur. On n’entend au loin, sur l’onde et sous les cieux, que le bruit étouffé de ces deux amoureux, enivrés de leurs caresses. « C’est l’heure exquise ! » Il ne peut pas répondre ; les yeux mi-clos, il est ailleurs. Il flotte en se maintenant tant bien que mal au ponton. Bientôt, les caresses et le va-et-vient ne sont plus supportables ; tout va éclater et il sent qu’il va couler à pic. Soudain, venant du plus profond de son être, des profondeurs mêmes du lac, une jouissance sans pareille secoue tout son corps. Dans les eaux sombres, il éjacule en longues volutes lumineuses qui se dispersent comme une fumée sous la brise. Des jets successifs irradient dans toutes les directions et se répandent dans l’onde ténébreuse. Elle ne cesse pas ses caresses ; elle se fait plus douce et insistante. Elle l’attire vers elle. Il ouvre enfin les yeux. Il ne peut s’empêcher de jeter un regard sur cette sève éclatante et mouvante, comme une pluie d’étoiles.

 

Sa respiration se fait plus lourde, plus espacée. Il nage dans un sommeil opaque, maintenant dénué de toute image. Il est dans le noir absolu, insensible et inconscient.

 

Cette nuit, il a voyagé dans le temps, il a atteint le rivage de ses vingt ans et de ses amours. Il a touché à l’éternité, enfin.

 

Deux jours plus tard, quand la femme de ménage a tiré les rideaux, un papillon s’est envolé depuis la balustrade du balcon. Lui, il était toujours couché sur le côté gauche, un vague sourire aux lèvres.

Visites

© 2024 Chronique de l'Oisiveté     Reproduction interdite sans la permission du Chroniqueur.

bottom of page